— Eh bien Melan, qu'est-ce qu'il y a ?
Le garçon tirait en arrière, de toutes ses forces. Il ne ferait pas un pas de plus.
— Tu ne veux pas aller voir papa ?
Mais qu'est-ce que papa pouvait bien signifier pour ce petit être, qui durant deux ans n'avait connu que sa mère ? Le concept papa lui évoquait-il au moins quelque chose ? Sophie n'essaya pas de l'entraîner de force, elle s'accroupit face à lui et lui prit les mains :
— Tu n'as pas à avoir peur, mon chéri, je veux juste que tu puisses connaître ton papa, et il ne peut pas sortir du cimetière… C'est pour ça qu'on doit aller là-bas, mais tant que je suis avec toi il ne peut rien t'arriver, ta maman connaît bien le cimetière, et il y a beaucoup de gens très gentils qui y habitent, comme ma Mère-grand, tu l'aimeras beaucoup !
Elle prit l'enfant dans ses bras et le souleva :
— On y va ?
Melan blottit sa tête au creux de son cou, et Sophie franchit le seuil du cimetière. Elle non plus n'avait pas vu son frère durant deux ans. Si elle avait trouvé le courage de revenir à nouveau là-bas, c'était pour que son fils le rencontre, mais elle ne pouvait s'empêcher de craindre dans le même temps qu'il ne lui ravisse Melan comme il lui avait ravi Estelle… Le souffle de Melan dans son cou lui rappelait celui de Marc, la pression du petit corps contre sa poitrine, ses étreintes… Elle secoua la tête et continua d'avancer.
Deux ans sans revoir son frère, mais aussi deux ans privée de Mère-grand, de ses conseils, de son réconfort. Deux ans seule, avec un enfant plus muet — ironie savoureuse — qu'une tombe. Sophie manqua de se perdre, elle avait perdu ses repères, ne comprenait plus où elle voulait se rendre. Les mains de son fils la serraient fort, comme Marc un jour l'avait saisie, empreint de vigueur et de tendresse, langueur et ivresse, ardeur et caresses, remords et tristesse… Sophie chassa à nouveau ces images, pour se concentrer sur son itinéraire.
— On est bientôt arrivés mon chéri.
Pas de réponse. Sophie se demandait comment Marc allait l'accueillir, elle qui l'avait laissé croupir deux ans durant, l'avait emmuré dans sa tombe, l'avait privé de sa famille, privé de sa vie, et qui revenait maintenant, comme une fleur, reprendre les choses où elle les avait laissées… Marc avait beaucoup changé durant leur adolescence, il était impatient, il était impétueux, mais surtout, il était amer. Daignerait-il même leur adresser la parole ? L'accablerait-il de reproches ? Lui ferait-il du mal ? Ou à son fils, à leur fils ? L'anxiété de Sophie croissait à mesure qu'elle voyait se rapprocher l'arbre familier sous lequel, elle le savait, se trouvait le caveau dans lequel elle avait passé tant de temps enfant.
— Marc ?
Sophie se tenait, hésitante, devant l'entrée du caveau, ne sachant comment Marc ferait son entrée, ni même s'il la ferait.
— C'est là qu'habite papa, comment tu trouves sa maison ? Elle est jolie ?
Sophie voulut déposer Melan au sol mais celui-ci se cramponna à elle — ce geste lui procura un plaisir indicible, même si c'était par peur, elle n'avait qu'exceptionnellement l'occasion d'établir un contact de cette intensité avec son fils — lui rappelant Marc, qui l'avait lui aussi retenue contre lui, à cet endroit-même… Elle s'accroupit donc et garda l'enfant contre elle.
— Marc ? Tu es là ? Je t'ai amené Melan !
La porte du caveau s'ouvrit avec une lenteur insupportable, pour n'offrir à la vue qu'un chambranle opaque et surtout désert. Après quelques instants, Marc se décida à sortir, muni d'un large sourire :
— Eh, bonjour mon bonhomme ! Comment tu vas ?
Pas de réponse. L'enfant se raidit lorsque son père lui ébouriffa les cheveux. Marc et Sophie, tous deux accroupis, échangèrent un long regard. De l'extérieur, on aurait pu imaginer un phénomène de l'ordre de la transmission de pensée, par lequel toutes ces années à rattraper auraient été échangées dans ce simple face-à-face. Il n'en était rien, du moins pour Sophie : celle-ci ne savait ni quoi dire, ni quoi penser, et n'osait interpréter tout ce qu'elle voyait dans les yeux de son frère. Elle se décida à parler, sans savoir à l'avance ce qu'elle allait dire :
— Marc, je suis désolée… je suis… j'aurais dû venir plus tôt, mais je ne savais pas… Tu sais, Melan est cataleptique, le Psychiatre dit que c'est probablement suite à l'accouchement, quand je l'ai porté à la Pharmacienne, elle a fait tout ce qu'elle a pu, mais elle n'a pas… elle n'a pas pu… tout réparer, le Psychiatre m'a beaucoup aidé, tu m'as tellement manqué mais je n'osais pas… j'avais peur, j'avais tellement peur après ce qui est arrivé à Estelle, je suis désolée, je n'arrivais pas à te faire confiance…
Marc l'embrassa.
— Je comprends, ne t'en fais pas… Tu sais, c'est presque une bonne chose, que tu ne sois pas venue plus tôt, j'ai eu le temps de beaucoup réfléchir… Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même si tu as perdu confiance en moi, mais on a la vie devant nous pour raccommoder notre famille, ce n'est pas grave. On sera toujours quatre, même éloignés les uns des autres.
— Quatre ?
— Bien sûr, avec Estelle ! Tu as l'air surprise.
A son évocation, la petite fille apparut devant eux. Marc la prit dans ses bras, exact reflet de Sophie et Melan.
— Mais Estelle… Estelle est…
— Et moi ?
— Ce n'est pas pareil…
— Ah bon ? Il y a mort et mort maintenant ?
— Ne t'énerve pas, toi tu as toujours grandi à mes côtés, tandis qu'Estelle est morte-née, nous savons tous les deux qu'elle est morte…
— Mais moi aussi je suis mort-né ! Alors, tu veux dire que je suis juste là parce qu'on ignorait que j'étais mort ? Que je suis passé à travers les mailles du filet ? Que j'ai été privilégié, tant qu'on y est ? Que tu m'as fait l'aumône de la vie ? Et pourquoi notre fille n'aurait pas droit à tout ça ? C'est pas mieux que rien, d'être ici ? Tu refuserais ça à ta fille, tu veux la tuer deux fois, la tuer tous les jours ?
Avant la naissance de Melan, Sophie aurait fondu en larmes à moins d'un tiers du réquisitoire de son frère. Mais sa responsabilité nouvelle l'avait contrainte à développer une meilleure maîtrise d'elle-même, et par ce réflexe maternel aveugle qui consiste à faire passer les intérêts de ses enfants avant les siens propres, elle réussissait à garder son calme face aux attaques cruelles de Marc, pour Melan, pour qu'il ne subisse pas ce spectacle, pour qu'il garde un bon souvenir de son papa, du cimetière, pour qu'il ne la voie pas, elle, perdre ses moyens, pour qu'il puisse savoir qu'il pourrait toujours compter sur elle, qu'elle ne faillirait jamais à sa tâche de mère.
— Ne crie pas, s'il-te-plaît… Bien sûr que j'aurais voulu ça aussi pour Estelle, j'aurais voulu ça aussi pour Melan, pour qu'il ait la chance que j'ai eue de grandir avec quelqu'un, qu'il se sente moins seul… Mais Melan peut se faire d'autres amis, l'Asile est grand, ça n'empêche pas de se voir souvent, non, mais j'aimerais aussi lui laisser la chance que je n'ai pas eue, moi, celle de vivre hors du cimetière, d'avoir d'autres perspectives… Je ne cherche pas à le priver de quoi que ce soit, ni toi, ni Estelle, mais Estelle est morte, je veux l'accepter, Mère-grand est morte également, je ne peux pas… je ne peux pas rester toujours au cimetière, je ne peux pas être avec vous toujours, sinon, c'est comme si j'étais déjà morte, Marc…
— C'est bien ce que je dis, tu me fais une fleur, finalement, de me laisser vivre… Tu n'es qu'une égoïste ! Je suis ici, ta fille est ici, ton devoir est ici, que tu le veuilles ou non, et tu es lâche de vouloir nous abandonner à notre sort quand tu as la possibilité de nous laisser vivre, quand tu as la possibilité de voir grandir ta fille, et de donner un père à tes enfants.
— Je ne suis pas égoïste, je veux juste arrêter de vivre au milieu des morts ! se défendit Sophie dans une exclamation désespérée.
— Pourquoi continues-tu de nous ressusciter alors ? Quel besoin avait ta fille de prendre part à tout ça si tu veux qu'elle soit morte à tout prix ?
— Mais je n'ai rien… ce n'est pas moi, je n'ai pas vou…
Sa voix mourut. Elle avait tenté de faire disparaître la fillette, mais sans succès. Sophie savait ce que ce fait signifiait : ce n'était pas elle qui l'avait rendue à la vie. Mais alors, qui ? Un Mélancolique en planque lui faisant une blague du plus mauvais goût ? A part elle, il n'y avait ici… Sophie refusait d'accepter l'évidence : il ne pouvait s'agir que du propre frère d'Estelle. Mais c'était impossible, comment avait-il… Il était trop jeune, il ne pouvait pas… Mais elle avait bien pu, à son époque… Mais les Autistes ne possédaient pas ce don, c'était insensé… Pouvait-on appartenir à deux Familles à la fois ? Le Psychiatre lui avait dit que Melan était Autiste, pourquoi lui aurait-il menti ? A moins que… la Pharmacienne… Sophie lui avait porté la jumelle de Melan… Elle seule pouvait transgresser ces règles… Peut-être avait-elle voulu laisser à Melan cette opportunité… Mais pourquoi ne pas lui en avoir parlé ? Sophie n'avait mis qu'une fraction de seconde à se poser toutes ces questions, à peine le temps pour Marc de s'étonner de son hébétude :
— Sophie, ça ne peut être que toi, tu l'auras ressuscitée inconsciemment.
— Oui, c'est certainement ça… Je suis désolée, c'est un peu déplacé, je ne voulais pas…
Jamais Sophie ne se serait imaginée capable de mentir à son propre frère. Mais l'aurait-elle également imaginé capable de lui faire aussi peur ? Malgré les deux ans écoulés, elle avait l'impression de ne l'avoir quitté que la veille, l'impression de le retrouver tel qu'il avait toujours été. Pourtant, quelque chose avait changé, non ? Elle sortit de sa rêverie :
— …comme nous pourrions être heureux tous les quatre, je prendrai soin de notre fille, tu le sais…
— Marc, s'il-te-plaît… il nous faut tirer un trait sur tout ça…
— Il te faut tirer un trait…
— Et puis de quoi je me mêle ! J'ai mon mot à dire autant que toi ! Tu n'es pas là, depuis deux ans, pour t'occuper de notre fils !
— La faute à qui ? Hypocrite ! rugit Marc. Sophie haussa le ton en retour :
— Est-ce que le plus hypocrite des deux n'est pas celui qui dit vouloir voir grandir la fille qu'il a tuée lui-même ?
Marc la gifla. Sophie, portant la main avec sa joue, le fixa non pas avec stupeur mais avec dureté. Avec tant de dureté que son regard le traversa : Marc était redevenu poussière. A tout à l'heure, Marc ! Sophie se releva, prit Estelle par la main et guida les deux enfants silencieux à l'orée du cimetière. Tandis qu'ils s'éloignaient, sa fille s'effaça peu à peu. A tout à l'heure, Estelle !
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La mort est le plus profond souvenir.
Ernst Jünger