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Lun 25 Juin 2007 | 17:36 |
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Cette prison, car c'en était une, devenait irrespirable. Les nouveaux apparaissaient, sans crier gare. Certains devenaient fous, d'autres non. La plupart immédiatement, d'autres progressivement. L'évidence imposait ce genre de constat, au-delà des allures, et des aspects. On pouvait le voir dans les intentions. Régnait en fait un sacré désordre ; tout ce flou finirait par devenir réellement insoutenable. On dirigeait mal les choses, ou bien on ne les dirigeait pas.
Tout ceci manquait de jugement. On ne tranchait rien, on n'osait pas se mouiller — mais l'organisation, il faut bien pourtant la vouloir, et puis la faire, la faire vraiment ! et en assumer les conséquences. Jack avait maintenant son petit réseau. Il n'avait pas voulu cela, il avait l'âme d'un individualiste : en termes clairs, il aimait qu'on lui foute la paix. Précisément, dans cette prison, dans cette prison qui devenait irrespirable, ce genre d'exigence était impossible. Quelques anciens fidèles, à sa solde, lui assuraient de rares privilèges. On lui fournissait du whisky. On lui assurait sa solitude, dans la chapelle, un quart d'heure par jour — parfois un peu plus, ou un peu moins.
Les règles, il avait bien fallu se les constituer soi-même, les imposer aux autres. Par la force. La majorité faiblarde n'avait pas beaucoup bronché, et mis à part quelques récalcitrants… Au fond Jack n'aimait pas tuer, cependant il n'avait pas peur de le faire — et il n'était pas du genre à se laisser hanter par les plaintes. Bien sûr, un jour, on finirait par le trahir. Ses amis sauraient se laisser corrompre par quelque sournois de passage. Ou par la Direction, ce qui reviendrait au même. Sur la liste des disparus — c'est-à-dire : des évadés — il n'avait pu coucher qu'un seul nom. Les anciens lui en avaient fourni d'autres, mais c'était là leur manière à eux d'exister encore ; tous ces racontards imbéciles, impossibles à croire.
Aujourd'hui était un jour somme toute peu différent des autres, un vendredi peut-être, et dans cette chapelle où il faisait mine de se recueillir, Jack profitait de ses quelques minutes d'apaisement, nécessaires à sa survie. Certain de sa tranquillité, il cessait enfin d'être aux aguets. Bien sûr, il y avait l'alcool. Mais il ne buvait jamais assez pour perdre sa lucidité, il n'aurait jamais pu se le permettre. Depuis plusieurs nuits déjà il ne dormait plus ; d'ailleurs, cette insomnie rude et intempestive avait tendance à le mettre en rogne. Encore une, et il irait voir la Direction. Ou le Toubib. N'importe qui. En passant, il pourrait sans doute apprendre quelque chose. Peut-être allait-il bientôt devoir se battre, une fois de plus. Mais…
Jack fit brusquement volte face.
— Qui est là ? Karl, c'est toi ? Je t'avais dit de m'attendre à l'entrée, sombre idiot !
_____________ L'être en berne terne se tait.
L'être en berne terne se sait.
De rien ne se vêt ni ne s'orne.
Si mauvais qu'à crever se borne. |
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Jack Selway Paranoïaque

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Mer 27 Juin 2007 | 3:04 |
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Il se faisait tard. Une cloche fêlée avait sonné, au loin, une heure quelconque. Il n'était pas en avance.
Il traversa le parc, sous un crépuscule incolore, le ciel imperturbable passant lentement du blanc au gris. Une nappe de brume se formait sur l'étang, qui recouvrirait bientôt tout le domaine. La chapelle était là, les pieds dans l'ombre, ses vastes vitraux contrastant singulièrement avec le bosquet qui l'habillait, comme un collier égrillard sur une robe trop sévère.
Il franchit le seuil, eut le temps de déceler un mouvement flou sur les bancs du devant avant d'entendre une voix qu'il ne reconnut pas tout de suite lui tirer trois balles. Il s'approcha rapidement, afin de ne pas risquer d'accroître l'angoisse du pèlerin. C'était Jack, évidemment.
Jack, Jack, Jack… Un cas particulièrement épineux. La famille des Paranoïaques comptait les patients les plus revêches, les plus retors, les moins compliants. Jack, non content de brandir haut l'étendard de l'arduité, faisait partie de ceux qui n'avaient pas encore abandonné l'idée d'un jour découvrir le chemin de la sortie. Pauvres fous… Le Psychiatre avait pu connaître les intentions des plus impétueux, deviner celles des autres… Combien pouvaient-ils être ? Qu'adviendrait-il d'eux s'il divulgait ce qu'il savait à la Direction ?
Qu'adviendrait-il de Jack, rongé par ses propres desseins, si téméraire qu'il s'était déjà fait cataloguer comme facteur d'instabilité majeure ? Le Psychiatre avait coutume de s'inquiéter plus que de raison à propos de ses patients, quitte à prendre parfois leur parti… Le perfectionnisme de la Direction avait ses écueils. Et le cas de Jack le préoccupait particulièrement, peut-être parce qu'il le mettait face à un certain nombre de dilemmes majeurs et par trop récurrents. Sa vision du juste devait-elle lui être dictée par l'Autorité ou bien au contraire l'autoriser à y déroger ? Devait-il suivre aveuglément les consignes ou prendre lui-même les décisions concernant ses patients ? Etait-il encore psychiatre ? N'était-il donc là que pour recueillir le peu d'informations qui auraient pu échapper à la Direction ? Etait-il dans le bon camp ? Et dans l'immédiat, devait-il "transférer" Jack ? Il avait cette pratique en horreur, mais il pourrait gagner du temps… Ou définitivement ruiner ce qu'il avait peiné à mettre en place avec son patient.
Pourquoi l'homme devait-il toujours douter ? Pourquoi ne pouvait-il pas n'être qu'un Psychiatre, pourquoi devait-il porter le fardeau de l'humanité, de la conscience et de la morale ?
— C'est moi, Jack. Je n'ai pas vu Karl dehors, il vous accompagne donc ?
Il ne put s'empêcher de verser dans le paternalisme.
— Qu'êtes vous donc encore en train d'échafauder ? Vous vous ferez prendre, un jour… _____________ Seul qui se perd entier est donné à lui-mêmeStefan Zweig |
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Le Psychiatre

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Mer 27 Juin 2007 | 19:29 |
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Jack eut un geste d'impatience.
— Ben voyons…
Au fond de lui, il éprouvait un vif soulagement. Quant à Karl, ce misérable… Il en ferait son affaire. Plus tard.
En attendant, il fallait maintenant composer avec la présence du Toubib. Bon, c'était un type plutôt supportable, conciliant, d'un genre qu'on pouvait tolérer. Mais ses leçons de bonne conduite avaient tôt fait de vous chauffer les oreilles. Et puis, on ne pouvait pas lui faire confiance. Pas vraiment. Il n'était pas pire qu'un autre, ça non, et même, il savait se rendre utile à l'occasion.
Seulement, dans la vie, on ne peut pas plaire à tout le monde. Jouer double jeu, c'est se jeter dans le ravin ; les intermédiaires, les faux-jetons, on leur coupe toujours les couilles en premier. Fallait bien être taré ! Ou avoir peur. Jack, lui, n'avait pas peur. Il osait trancher, il jugeait. Et les petits mouchards de la Direction ne faisaient pas long feu à ses côtés.
Bien sûr, le Toubib n'était pas de ceux-là, il n'était pas de ceux qu'on écarte d'un simple revers de main. Et s'il flirtait salement avec le pouvoir en place, c'était justement là tout son intérêt. Le pouvoir. Là-dessus, il devait bien en connaître un p'tit rayon. En fin de compte, au fil du temps, Jack avait même fini par avoir un peu de sympathie pour lui. La belle affaire. Pas pire qu'un autre, on pouvait bien s'en tenir là. C'était nettement suffisant.
— Eh ! à c'que j'sache, Doc', y a pas grand'monde d'irréprochable dans le coin, pas vrai ?
Avant de poursuivre, il laissa échapper un ricanement empreint d'une étrange amertume.
— Ptêt bien que j'veux pas m'laisser faire. Ptêt bien qu'on m'en veut, ici ou là. Ptêt bien qu'tout ça va mal finir. Ouais ! Et puis après ? Ça vous r'garde pas. C'est entre eux et moi qu'ça s'joue. Eux et moi, juste eux et moi. Pour sûr. Restez en dehors de ça, Doc'. Sans quoi on n'a plus rien à s'dire, pas vrai ?
Son oeil se fit plus menaçant. Il voulait qu'on le respecte. Qu'on le craigne et qu'on préfère ne pas se frotter à lui de trop près. Il refusait d'être pris pour un abruti, un faible ou un lâche. Le Toubib n'échappait pas à cette règle, à sa règle ; il n'y échapperait jamais.
_____________ L'être en berne terne se tait.
L'être en berne terne se sait.
De rien ne se vêt ni ne s'orne.
Si mauvais qu'à crever se borne. |
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Jack Selway Paranoïaque

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Ven 29 Juin 2007 | 2:44 |
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Evidemment.
— Bien sûr, Jack, personne n'est parfait. J'ai du sang sur les mains. J'occupe une fonction importante. Je défends un idéal. Je me bats pour la paix.
A quoi d'autre aurait-il pu s'attendre ? Jack était Jack, un Paranoïaque était un Paranoïaque. Jamais on ne l'écouterait. Combien déjà s'étaient ainsi perdus ? Il ne comptait plus les disparitions, les isolements… Les caves de l'Asile étaient plus peuplées que les chambres. Pourquoi ne voulaient-ils jamais se résigner ? Pourquoi ne pouvait-il jamais les ramener à la raison ? Pourquoi était-il condamné à toujours les perdre, les voir disparaître, à les faire disparaître lui-même parfois ?
— Je ne compte pas me mêler de ça, Jack. Ce sont vos affaires. Je me sens simplement concerné par le sort de mes patients. C'est ma fonction. Je suis là pour votre bien. Je ne m'opposerai pas à vous, comme je ne vous aiderai pas non plus à courir à votre perte.
Il savait bien qu'il peignait un mur de sable, il savait que Jack était déjà perdu, qu'on aurait tôt fait de se débarrasser de lui, que bientôt il viendrait rejoindre la nuée de fantômes qui le tirait parfois de son sommeil en lui chuchotant la liste de ses péchés, de ses trahisons, de ses fautes, de ses erreurs. Serait-il un jour capable de garder un patient ? Il avait beau connaître son métier, connaître ses patients, avoir une conscience aiguë de leur destin, il ne pouvait que s'en sentir chaque fois plus responsable. Jamais Jack ne l'écouterait. C'est donc qu'il ne savait pas se montrer assez convaincant.
— Nombreux sont ceux qui se sont perdus sur ces sentiers. Je suis las de tous vous voir choir, les uns après les autres. Si votre entreprise avait une chance d'aboutir, elle aurait depuis longtemps porté ses fruits. Vous n'êtes pas le premier, Jack. Vous ne serez pas le dernier. Il fut un temps où j'essayais de vous en empêcher, de vous dissuader, de vous raisonner. Qu'en ai-je retiré ? De la haine d'un côté, du mépris de l'autre. Alors, dois-je précipiter votre chute ? Dois-je trahir mon Directeur ? Je dois me borner maintenant à vous avertir. Ce que je veux, Jack, c'est la paix. C'est ne plus avoir à subir ces pertes. Ce que je veux, c'est éviter d'avoir un jour à me dresser contre vous.
Il ne se rendit compte que trop tard qu'un Paranoïaque ne pourrait comprendre la chose que d'une seule façon : il le menaçait. _____________ Seul qui se perd entier est donné à lui-mêmeStefan Zweig |
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Le Psychiatre

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Sam 14 Juil 2007 | 18:30 |
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Un discours policé, construit, foutrement diplomate ! Et ces sous-entendus… Quelle soupe ! Le Toubib avait des choses à cacher, des saloperies, peut-être des états d'âme. Jack l'écoutait parler, les sourcils froncés, les yeux rivés au sol, adossé contre un pan de colonne. Il se triturait les doigts. Au fond il n'était pas sûr de vouloir poursuivre l'échange. Qu'avait-il à perdre dans cette entrevue ? Dans l'immédiat, rien d'essentiel. Il fallait garder son calme, attendre encore.
Un vent d'air frais traversa la chapelle. L'autre s'animait. Et même, il s'exprimait, il s'exprimait vraiment. On aurait presque pu croire à de la sincérité. A quoi jouait-il ? De deux choses l'une. Ou bien il cherchait réellement à l'avertir, ou bien il tenait seulement à lui avouer ses scrupules. En tout cas, l'addition était plutôt salée : entreprise vouée à l'échec, dissuasion, trahison, chute, risque et perte, avertissement, indécision, et… paix ! Ah la paix ! Voilà maintenant qu'on sortait les grands mots. Jack eut un rictus venimeux. Verser là-dedans n'était pas de son goût. La paix, la paix, un vocable de lâche, et de puant ! Tout ce qu'on voulait, c'était la paix avec sa petite conscience de bourreau, on se trouvait bien honteux d'avoir accompli tant de funestes besognes. Le Toubib était proche du pouvoir, on ne savait pas bien à quel point. C'était là tout son intérêt, et c'était là tout son problème. Comment ne pas se méfier de lui ? Comment ne pas le craindre, et le redouter ? Comment, enfin, ne pas le mépriser pour sa compromission ?
La fin de sa tirade avait des accents d'un genre plus nauséabond encore. Jack soupira. Se dresser contre lui… On vous faisait la morale comme à un gosse, et puis bientôt, on brandissait le spectre du châtiment. De la guerre. Mais la guerre, on s'y trouvait déjà. La guerre de chacun contre chacun, la crainte mutuelle, les pulsions, les menaces… Sans oublier les masques. Le monde est un grand bal où chacun est masqué. Survivre là-dedans, ça demandait des tripes. La paix ? La paix, Jack appelait ça de la collaboration, de l'asservissement. Lui avait tout du loup, la peau et les os, la liberté. On ne lui passerait pas le collier de sitôt. Le Toubib avait beau dire, on ne ferait jamais de lui un clebs. Plutôt crever.
Et la fonction, dans tout ça ? Pure façade ! La fonction, le devoir, ça n'existait pas ! Le sort des patients, tout ça, c'était du baratin. Encore. Dès qu'on avait mis le nez dedans, on ne pouvait plus se targuer de neutralité. De toute façon, on ne lui aurait sûrement pas permis de rester en dehors de ça. Il était contraint. Par eux. Il cherchait sûrement à sauver sa peau. Jack, lui, n'avait pas peur d'en finir. La corruption, la lâcheté, la damnation… Disparaitre, il y avait bien pire. Autant mettre les choses au clair tout de suite.
— Je vais vous dire un truc, Doc'. La vérité, c'est qu'il n'y a pas de fonction qui tienne.
Il releva brusquement les yeux, et scruta l'autre avec un regard énigmatique, profond, d'une intensité toute fugitive.
— Il n'y a que des âmes et des consciences.
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L'être en berne terne se sait.
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Si mauvais qu'à crever se borne. |
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Jack Selway Paranoïaque

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Lun 16 Juil 2007 | 12:18 |
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Le Psychiatre eut un long soupir. La tête baissée, il encaissait les derniers mots de Jack. A quoi bon ? A quoi bon espérer de Jack autre chose que du manichéisme ? Pour lui, on était dans un camp, ou dans l'autre. Et si on ne savait pas ce qu'on y faisait, on était un lâche. Ou un con. Et puis il était Psychiatre, c'était à lui de recueillir les étâts d'âme des autres, non l'inverse. Pourtant, les mots de Jack étaient contradictoires. Il niait la fonction, ne prenait garde qu'à l'homme qui se cachait derrière ? En ce cas, pourquoi restait-il "le Toubib ?" Pourquoi ses dilemmes ne trouvaient-ils pas d'oreille indulgente ? Le fait est que la notion de dilemme échappait quelque peu à Jack. La notion d'erreur également. Soit on savait ce qu'on faisait, soit on ne faisait rien. Dans tous les autres cas de figure, on était un con, encore une fois.
— Je ne regrette rien de ce que j'ai fait Jack. Je regrette simplement d'avoir eu à le faire.
Jamais Jack ne pourrait accorder de crédit à ce genre de finasseries.
— Je me bats pour un idéal, je vous l'ai dit. Mais mon idéal est de ne plus avoir à me battre. Ce n'est pas que ma fonction. L'homme qui est en moi veut que les combats cessent, que le sang ne soit plus répandu sur les autels de je-ne-sais-quels fols espoirs. Que chacun se résigne et fasse des efforts pour cohabiter et accepter la réalité plutôt que de révolter sans fin, et surtout sans résultat. L'homme en moi regrette d'avoir dû infliger des souffrances, même au nom d'un idéal. En particulier à mes patients. Mais c'est vous qui m'y forcez.
Il avait, encore une fois, dû mentir, simplifier, se travestir pour essayer de le séduire, d'être accepté, d'être compris. A quoi bon n'être compris que lorsque l'on ment ? N'être accepté que sous un masque ? Et pourtant, avait-il le choix ? La priorité était de sauver Jack de lui-même, non de trouver caution. _____________ Seul qui se perd entier est donné à lui-mêmeStefan Zweig |
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Le Psychiatre

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