Et si c’était vrai ? Le Psychiatre se serait mieux orienté dans les Caves qu'au dernier étage de l'Asile, et il n'avait jamais pu dire si ce labyrinthe insoluble et changeant était le fait du Directeur, ou de l'Asile lui-même. Dans le second cas, ces métamorphoses se faisaient-elles à dessein ou ne sagissait-il que d'une manifestation capricieuse de l’édifice ? Servaient-elles ou desservaient-elles le Directeur ? Ce dernier avait-il lui-même la réponse à ces questions ? Se les posait-il seulement ?
— Vous avez certainement raison. Je suis moi-même assez peu au fait de la raison comme de la façon dont cet endroit se transforme. Mais ce dont je suis certain, c'est que ceux dont la présence n'est pas requise ou désirée n'ont aucune chance d'atteindre leur but.
Aucune, vraiment ? Le Directeur ne faisait-il que profiter d'un phénomène qu'il ne s'expliquait pas tout en laissant croire qu'il était de son fait pour mieux intimider l'adversité ? Ou bien laissait-il au contraire avec une feinte désinvolture penser qu'il fût possible qu'il ne le maîtrisât pas pour mieux piéger les intrus devenus trop confiants ? Il avait toujours aisément retrouvé le chemin vers la sortie. Était-ce le cas de tout le monde ? L'avait-on aidé ?
Il était loin d’être impossible que Lise eût parfaitement raison. Il aurait très bien pu y avoir un couloir ici auparavant. Sur quoi aurait-il mené de plus qu'un autre, il était trop tard pour le savoir. Ce qui était en revanche beaucoup plus certain, c'est que Lise s’était, l'espace d'un instant, fissurée. Deux signes l'avaient trahie : son brusque accès de rage, frustration à la fois d’être dépossédée de sa mission et de ne plus pouvoir prétendre être ce qu'elle prétendait être (quelle tragique allégorie qu'un mur nu ait été le miroir sans reflet qui l'avait confrontée à elle-même !) ; et l'absence de recherche de sa part d'un autre accès : elle n’était pas capable d'aller plus loin, devait faire demi-tour, ne pouvait plus poursuivre qu'au bluff. Et pourtant, elle avait, là encore, très certainement visé juste. Le Directeur avait toutes les chances d’être au courant, toutes les chances d'avoir déjà engagé des mesures. Ce n'est qu'en faisant ces hypothèses que le Psychiatre réalisa qu'elles reposaient sur une autre prémisse : que le Directeur n’était que spectateur des événements et ne faisait qu'y réagir. Une nouvelle ramification, gigantesque, s'ouvrit dans son esprit, dont il décida de remettre l'exploration à plus tard.
Dans une sublime économie, l'internée, patiente, collègue et acolyte du Psychiatre avait en un seul geste exprimé le problème et sa solution. Le coup de poing, le cri, l'emportement en somme : l'armure avait été fendue. Pour mieux être ressoudée, grâce à une rationalisation d'une efficacité radicale : tout ceci était normal, elle avait l'explication, et si elle ne la possédait pas, c’était encore normal : on n'avait pas voulu qu'elle l'eût. Son impuissance était la conséquence de son rôle, qu'elle avait au passage affiné encore, expliquant son ignorance par l'ajout d'une ligne improvisée dans sa biographie, se faisant exister pour mieux être. N’était-ce pas ce que faisait tout un chacun ? Se positionner a posteriori face aux vicissitudes que le destin met sur notre chemin et s'inventer ce faisant, constamment mais jamais définitivement ? Et lui-même, qui ne faisait que renvoyer ce qu'il pensait devoir renvoyer, montrer ce qu'il pensait devoir montrer, existait-il encore au delà de ces choix, au-delà de ce qu'il ne renvoyait pas, ne montrait pas, n’était pas ? Avait-il encore le choix, ou préférait-il appeler devoir une pure nécessité et hésitation une simple lenteur ? Ses dilemmes survenaient-ils vraiment avant ses décisions, ou bien n’était-ils que le déploiement rhétorique du sentiment qui accompagnait la verbalisation graduelle de ses prises de position ? Un soliloque factice, le temps que le fond remonte à la surface, une partie de ping-pong truquée avec sa conscience, qui ne prendrait pas fin lorsqu'une idée l'emporterait mais seulement lorsque celle à laquelle il avait déjà donné son adhésion aurait fini de germer.
Il avait, somme toute, perdu cette manche : Lise avait réussi à retomber sur ses pattes sans se blesser, mais il était rendu au point de départ. Gardienne elle était, Gardienne elle restait. À moins que. N’étaient-ils pas devenus alliés, l'espace d'un instant ? N'avait-il pas réussi à gagner un tant soit peu sa confiance ? Il avait donc un nouvel appui, une nouvelle carte à jouer. Rebroussant chemin sans se presser, il se tourna à demi vers sa compagne :
— Où devons-nous aller désormais ?
L'invitation était lancée. La partie était peut-être sur le point de reprendre de plus belle.
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Seul qui se perd entier est donné à lui-mêmeStefan Zweig