Un chemin vaut l'autre
De l'autre côté du miroir
L'Asile
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Si c'est un homme

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Message Mar 25 Nov 2008 | 22:03  Répondre en citant

Estocade : il n'aurait pas imaginé tomber si près du but. Il était temps de travailler la folie au corps, avant que l'internée ne se fasse submerger par son propre rôle. Son coup de théâtre lui laissait une sensation de vertige désagréable, tant par son impétuosité et sa fulgurance que le sentiment d'urgence qui l'avait guidé, le recours désespéré à ses dons, que le Psychiatre avait pu capter, tout comme il ressentait pour l'heure son épuisement, bien qu'elle-même n'en eût aucune conscience.

Comme il l'avait supposé, l'internée avait encore besoin de lui. Ne m'abandonne pas, lui disait-elle. Regarde-moi. Lise avait pris le Psychiatre dans ses filets : il n'était plus question de s'échapper. Ou était-ce le contraire ? Qui donc tenait réellement les rênes ? Lise était parvenue à réduire les options du Psychiatre au nombre de deux : se soumettre ou se rebeller. Il était allé trop loin pour encore pouvoir envisager de descendre du manège. Et puis, répétons-le, il n'en avait aucune envie. Mais, rappelons-le aussi, les envies du Psychiatre passaient en second face à ses patients.

Se rebeller ? S'enfuir, se faire poursuivre, traquer, poignarder peut-être, jouer la provocation ? S'opposer à Lise le tirerait d'affaire, lui, pas elle.

Le Psychiatre était plus à l'aise dans le verbe que dans l'action. Il lui fallait bluffer, guider sa patiente en douceur le long d'un des deux sentiers qu'elle lui avait dégagés. Se faire passer pour aussi puissant qu'elle pour la déconcerter et la dissuader de le molester reviendrait à marcher sur une corde raide, il préférait la conforter dans sa fragile autorité et la désarmer pacifiquement, en gagnant sa confiance, peut-être, à terme, en la laissant mesurer l'inutilité de sa mascarade, l'inutilité de se protéger : elle baisserait les armes en même temps que les masques.

Il était temps d'agir, de jouer, deux notions condensées en un mot : acteur. Le Psychiatre regarda la lame briller dans la main de la gardienne, puis leva les yeux vers elle, enfin les mains, lentement, jusqu'à mi-hauteur, une expression de calme absolu au coin des yeux. Plus de sourire, l'heure était au sérieux. Il s'abstint de paraître trop serein plus longtemps : l'internée se sentirait menacée par son assurance et imaginerait un risque potentiel. Le Psychiatre misait désormais gros. Il poussa un soupir et lui adressa un regard résigné :

— D'accord, je vous dirai tout.

Il marqua une pause et prit un air renfrogné. Elle devait croire qu'il n'agissait pas de bonne grâce, mais qu'elle le tenait réellement. Après avoir jeté un coup d'œil de part et d'autre, il poursuivit rapidement, plus bas, presque du coin des lèvres, en se penchant légèrement vers elle :

— Pourrions-nous continuer dans un endroit moins exposé ?

Connaissait-elle assez les lieux, possédait-elle les accessoires nécessaires pour jouer son rôle ? Réussirait-elle à donner le change, ou se heurterait-elle minablement à une porte verrouillée ? Et si elle anticipait tous ces dangers sans pouvoir les parer, comment réagirait-elle ? Projetterait-elle la menace sur lui, en l'accusant de traquenard ? Et comment se protégerait-elle de cette menace le cas échéant ? Le risque valait la peine d'être pris. Prise au piège de son propre personnage, Lise serait contrainte de le quitter… ou de s'y enfoncer encore. Et chacune des deux options séduisait tout autant notre homme.

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Mer 03 Déc 2008 | 17:04  Répondre en citant

Ah ! La gardienne de l'étage exulta.

Qui imposait ses règles du jeu à l'autre, à présent ? Un couteau sous la gorge, difficile de lutter, n'est-ce pas ? Inévitablement, on en revenait toujours à la force des armes. Un rapport de force ne peut se régler… que par la force.
La domination est le seul rapport que peut avoir avec autrui celui qui est dépourvu d'humanité.

Toutefois, l'enthousiasme de l'agente retomba, et elle ne fut soudain plus aussi sûre de l'étendue de son emprise sur le mouchard — qui allait enfin cracher le morceau ! — : ne pas oublier qu'il était venu ici, dans des buts que lui seul connaissait — plus pour très longtemps — poussé par des motivations déplaisantes, qu'il pouvait tout à fait être encore dans son domaine, dans une autre de ses énièmes tentatives de manipulation. Peut-être que tout cela était prévu depuis le départ, qu'il devait se faire capturer pour livrer aux forces du Directeur de la désinformation ou… une diversion.

Mais l'interrogatoire mettrait fin à toute cette ambivalence… quelle que soit son issue.

Et puis, au pire des cas, elle pouvait toujours compter sur les autres, n'est-ce pas ?
Les autres ?
Oui, quelqu'un avait bien laissé entendre que "les locaux" n'acceptait pas de visiteurs, qu'ils risquaient de leur causer des ennuis, quelques instants plus tôt, non ? Ce qui suggèrait fortement la présence d'autres gardiens…
Rassurant. Blessant, mais rassurant.

Si vous tentez le moindre coup tordu…
…elle ne savait pas ce qu'elle ferait ; en attendant, elle dirigea lentement l'inconnu vers la pièce où elle venait de prendre le… oh, c'était un coupe-papier ?…

Ce fut au moment où elle posa le gant blanc sale qui lui servait de main sur la poignée qu'elle se souvint qui avait évoqué l'existence d'hypothétiques autres vigiles.

Elle-même.

Pourtant, il lui avait fallu réfléchir pour s'en souvenir.
Qu'est-ce que ?!?!…
Sa main tremblait sur la poignée métallique, sans parvenir à s'arrêter : l'envahisseur d'étage n'y était pour rien, à présent le danger venait … du plus profond d'elle-même.

Même la calme passivité de son prisonnier ne parvint pas à la réconforter.

La porte s'ouvrit dans un silence bien huilé.
D'un côté de la frontière, le monde des internés, comprenant la masse énorme de l'Asile, des myriades d'excentricités personnelles, des couloirs à n'en plus finir, le Psychiatre et Lise. De l'autre s'étendait une vaste salle plus petite que le bâtiment tout entier mais maintes fois plus importante, le cœur et le cerveau de l'Asile, en son centre et à son sommet, l'une des plus pures facettes des innombrables reflets du Directeur.

Le flanc le plus extraordinaire n'était pas forcément celui qu'on croyait.

Le bureau, ce bureau de la Direction, était quasiment vide.

Une vaste boîte rectangulaire, encore agrandie par une large baie vitrée donnant sur le ciel gris perle qui couronnait l'Asile. Des murs et un plafond blancs, un parquet ciré. Deux étagères d'un bois pâle, sur lesquelles s'éparpillaient quelques rares classeurs. Çà et là, des cadres avec des photographies du parc, prises par on ne sait qui.
Au centre un bureau à la silhouette sobre, meublé d'une lampe électrique, d'un porte-stylo chromé et de son occupant, d'une pile de feuillets dérangés. Un fauteuil à roulettes dos à la lumière.

Deux intrus, l'un poussé par l'autre, entrèrent en scène.

Les yeux de Lise vadrouillaient péniblement sur cette absence de décoration, et papillotaient. Elle n'avait pas vraiment prêté attention à la pièce lorsqu'elle y avait prestement volé ce qui était finalement devenu une arme, elle n'avait pas cru devoir y retourner aussi vite.
C'était sans doute pour cela qu'elle découvrait les détails de ce lieu — une tache sur le plafond immaculé, l'image d'une statue de chat — comme si jamais elle n'y était venue.
C'était sans doute pour cela.

Je n'ai plus la patience de supporter vos parades, souffla Lise. Épargnez-moi un long interrogatoire et dites-moi tout ou… taisez-vous à jamais.
Pourquoi fallait-il que cette maudite fatigue la prenne juste au moment où s'endormir aurait signifié une mort immédiate ?!?…

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Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Mar 30 Déc 2008 | 3:42  Répondre en citant

Ainsi, c'était le bureau qu'avait imaginé Lise.

De toutes les légendes qui circulaient sur l'Asile, sa vie propre et le dialogue qu'il entretenait avec ses occupants, le Psychiatre n'avait retenu que celle qui aurait pu être résumée en ces termes : L'Asile, c'est ce qu'on en fait. Il n'était pas rare que les délires de certains internés recoupassent l'observation, et la longue expérience du Psychiatre ne lui avait pas permis d'invalider l'intégralité des théories farfelues dont il avait été le dépositaire. Il en était venu avec le temps à concevoir aux lieux une vie propre, et lorsque l'on voyait à quel point les chambres de certains internés leur seyaient malgré eux, comme répondant à une demande inconsciente de leur part mais que l'Asile aurait su capter, et, pire, à laquelle il aurait su répondre ; oui, lorsque l'on voyait l'exactitude impartiale avec laquelle les lieux s'adaptaient à leurs occupants, on était tenté de personnifier l'Asile, de lui attribuer, peut-être des desseins bien à lui, on était tenté de se demander où Asile et Direction se rejoignaient et, s'ils ne se confondaient pas, quelle était la part propre à l'Asile, et quelle était sa signification, ainsi que celle de son existence-même.

Mais foin de mysticisme ! Ce que le Psychiatre avait constaté, c'était la manière troublante qu'avaient les lieux de prendre la forme qu'on leur avait imaginée — et si les rumeurs, parmi les internés, se concentraient sur le beffroi en raison de l'effet de catalyseur que possédait l'unique édifice phallique du domaine, elles n'auraient certainement pas été moins justifiées concernant les bureaux, si ceux-ci avaient été dotés d'un peu plus de charisme — et de visiteurs.

Et ce que le Psychiatre constatait, c'était à quel point les couleurs fades de la pièce s'accordaient avec le costume de l'Hystérique, à quel point sa sobriété et son dépouillement auraient pu illustrer le vide intérieur de l'internée, son manque de relief, sa légèreté, peut-être étouffante, sous ses masques. Les photos étaient-elles extraites directement des souvenirs de l'inquisitrice ? Oui, le Psychiatre, en était convaincu, les bureaux ne prenaient que la forme que leur imaginait celui ou celle qui en tournait la poignée. Ouverts à tous, ils donnaient en réalité sur une impasse, sur un miroir en trompe-l'œil. S'il avait réussi à les débarrasser de leur symbolique encombrante, le Psychiatre eût pu en faire les cabinets idéaux pour ses patients !

Tout ceci laissait à supposer, si l'on admettait que ces hypothèses fussent correctes, que pour pénétrer le Saint des Saints de la Direction, il fallait que le Directeur lui-même vous en ouvre la porte… Ce qui impliquait qu'une fois enfermé dans ses bureaux, nul ne pouvait l'en déloger. Un paradoxe délicieux qui aurait pu expliquer bien des choses. Pas toutes.

Tandis qu'il échafaudait toutes ces théories, le Psychiatre s'était libéré avec soulagement du contact oppressant de la pointe de l'arme dans son dos. Il fit rouler le fauteuil de l'autre côté du bureau et s'assit face à celui-ci, dos à Lise et contemplant la baie vitrée. Que dire, sinon la vérité ? Quel mal celle-ci aurait-elle pu faire à l'internée ?

— Je suis venu rencontrer le Directeur. Quelque chose de grave s'est produit au premier étage récemment. Je suis venu m'assurer que la Direction en était consciente. Qu'elle avait connaissance de cet état de fait, mais aussi conscience de sa gravité.

Il se sentait plus en sécurité et marqua un temps, avant de lever la tête vers le plafond nu pour miser quelques jetons supplémentaires :

— Mais peut-être êtes-vous déjà au courant…

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Mer 31 Déc 2008 | 16:15  Répondre en citant

Lise referma doucement la dernière véritable ouverture de la pièce vers le monde extérieur, attentive aux paroles de l'autre homme, ce type… l'autre employé du Directeur.
Comme quelque chose de semblable, la blouse remplaçant le costume, mais liés à la même entité distante et improbable.

Pourquoi ? Lise ne comprenait pas comment le Directeur avait pu lui faire ça : lui confier la garde des locaux sans expliquer qui risquait d'y venir. Venant de n'importe qui d'autre, d'accord, mais de la plus haute des Instances de l'Asile ? Elle croyait que s'il y avait une unique personne de probité à l'Asile, ce ne pouvait être que lui. Elle lui avait fait confiance, elle avait bêtement cru que c'était réciproque !! Idiote que tu étais, Lise, ce n'était qu'un menteur parmi d'autres…
Lise ne se rappelait pas comment est-ce qu'elle avait pu être aussi crédule, mais elle ne se souvenait pas non plus que le Directeur lui ait présenté ce… Non, le Directeur lui avait clairement fait comprendre que… Il fallait que…

Qu'est-ce qu'il lui avait dit exactement déjà ?

Lise s'appuya contre la porte qu'elle venait de fermer, et qui s'ouvrait heureusement vers l'intérieur. Dans l'état où elle était, elle aurait tout aussi bien pu s'appuyer contre une porte s'ouvrant vers l'extérieur et s'effondrer lamentablement dans le couloir. Pas sûr qu'elle se serait relevée, d'ailleurs.

Son œil fut attiré par les reflets de lumières sur son arme chromée, mais son esprit resta où il était et entreprit de s'effondrer sur lui-même.
Lise ne se souvenait plus des instructions du Directeur. Elles étaient pour elle aussi lointaines qu'un rêve, bien qu'elle ne doutât pas de les avoir distinctement reçues. Un subordonné qui oublie ses instructions, un pantin dont on coupe les ficelles. Une bien belle preuve d'incompétence. Cette fatigue soudaine et le vide de la pièce semblaient aspirer ses compétences. Un simple coup de barre, et plus personne. Ou du moins, pas grand-chose. Jusqu'au prisonnier qui préférait regarder les nuages.

Le prisonnier.

Lise fit une rechute, retour en arrière vers la hargne.
Le prisonnier, ce mouchard fielleux qui s'invitait sur le territoire du Directeur sans même y avoir droit. Il ne fallait pas la lui faire, à Lise, non plus, un type qui n'a assurément rien à se reprocher aurait annoncé tout de suite qu'il était de la maison ! Et sa manière de jouer avec elle, comme pour voir jusqu'où est-ce qu'elle irait… Soit il avait menti en faisant croire qu'il s'agissait de sa première visite, soit c'était à présent qu'il mentait, feignant l'honnêteté (alors qu'il respirait manifestement le contraire par tous les pores de sa peau). Peut-être même les deux, allez savoir avec ces tordus !

Mais il parlait, parlait…

Et tout ce que la gardienne de l'étage avait à faire, c'était de démêler dans son discours le vrai du faux. Rien de plus facile…

…en temps ordinaire. À présent l'ex-agente du Directeur dans ses corridors, si elle l'avait jamais été, était claquée, vidée, éteinte. Rien de plus difficile donc, et rien de moins utile.
Quelle importance cet homme avait-il, après tout ? Il pouvait tout aussi bien être espion ou mouchard ou assassin ou clone du Directeur si ça lui faisait envie, Lise s'en fichait, Lise n'y accordait pas la moindre importance, tant qu'il faisait mine d'y croire, un peu de cohérence avec lui-même, rien que ça ferait déjà des vacances à tout le monde…

Lise glissa le long de la porte, se retrouva sans vraiment l'avoir voulu en position assise.
Elle se demandait vaguement comment est-ce qu'elle avait bien pu devenir agente de sécurité, en contemplant les reflets du plafond blanc sur la lame.

On lui avait dit que quelque chose de grave s'était produit au premier étage récemment. Ah, l'Asile avait un premier étage. Grand bien lui fasse. Quelque chose de grave ? Ah, ils avaient peut-être besoin de gros-bras là-bas, alors ?… De toute façon, elle ne resterait pas longtemps ici, elle allait se faire virer par le vénéré Dirlo. Ou peut-être pas. Peut-être qu'elle serait déjà partie quand lui arriverait. Il allait falloir songer à trouver un autre job, mais pour ça il aurait fallu se souvenir des compétences dont elle disposait…

Son silence mutique se prolongeait. Il lui venait maintenant à l'esprit que le silence était plutôt agréable à l'oreille.

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Lise Errandi
Hystérique


Message Dim 11 Jan 2009 | 16:14  Répondre en citant

Son maigre baratin, sa tentative de provocation ne trouvaient pas d'écho. Le Psychiatre se serait attendu à se faire admonester, molester peut-être : Cessez vos petits jeux, Ne faites pas le malin, Evidemment que je suis au courant, Ne me prenez pas pour une idiote ; ou peut-être même : La Direction se débrouille très bien sans vous, Dites-moi ce qu'il en est et je me chargerai de transmettre l'information à qui de droit ; en somme, quelque chose.

Mais non.

L'internée méditait-elle sur ces mystérieux événements au premier étage ? En avait-elle eu vent et cherchait-elle à savoir jusqu'où le Psychiatre y était impliqué ? Ou au contraire, cherchait-elle un moyen de bluffer pour mieux lui tirer les vers du nez, de donner le change face à son ignorance ? A lui, ou à elle-même d'ailleurs ? Mais pourquoi tardait-elle autant à réagir ?

Le Psychiatre fit pivoter son siège et découvrit Lise affaissée, méditant tristement sur un coupe-papier — c'était donc là son arme de fortune… Le visage inexpressif ne trahissait rien de son épuisement, le corps en revanche donnait l'impression d'une poupée crevée, dégonflée, les membres comme en accordéon. Elle semblait sur le point de lâcher prise, d'exhaler dans un soupir le peu d'air qui lui donnait encore du relief.

Que faire ? Attendre sa réponse ? La laisser perdre conscience et s'enfuir comme un voleur ? Elle bloquait la porte. Par ailleurs, voir son prisonnier lui échapper lui aurait laissé un goût amer. Le Psychiatre aurait, dans l'idéal, gardé patiemment le silence, laissant le loisir à l'internée de mener l'échange. Quelle meilleure preuve de son honnêteté aurait-il pu lui donner que de veiller sur son sommeil, d'être encore là à son réveil, à sa disposition ? Le procédé était des plus tentants, peut-être aurait-elle, à son réveil, recouvré la pleine possession de ses moyens et réintégré son personnage de plain-pied, lui signifiant alors qu'elle n'était pas prête, pas encore.

Les circonstances cependant étaient tout sauf académiques, aussi préféra-t-il relancer lui-même les dés, prendre les devants, puisque sa pique était restée sans réaction. Qu'avait-il à perdre ? L'internée l'autorisait-elle par son silence à la soulager du rôle dont elle ne savait plus comment s'extirper ? Lui rendait-elle les rênes ? Etait-ce là un de ces moments uniques, éphémères, intangibles, cet interstice entre deux secondes dissipé aussi vite qu'un mirage où tout devient possible ? C'était ce qu'on allait voir.

Il quitta son fauteuil et vint s'assoir face à Lise :

— Mademoiselle ? Est-ce que tout va bien ?

Etait-elle prête, avait-il choisi le bon moment, ou bien ruerait-elle, dans un ultime sursaut, trop accrochée à sa position illusoire pour supporter de n'être rien qu'elle-même ? Ressentirait-elle sa remarque comme un affront, un assaut, ou bien un soulagement ? Devraient-ils encore jouer ce jeu de dupes un tour supplémentaire ? Prendrait-elle tout simplement la fuite ? Aurait-elle assez de forces pour cela ?

Le Psychiatre, vibrant, guettait chaque respiration de la part de l'internée, impatient de voir quelle pièce serait cette fois avancée sur le plateau.

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Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Dim 18 Jan 2009 | 19:06  Répondre en citant

Mais non. Même l'absence de son n'était pas éternelle.
Quelqu'un reprit : « Mademoiselle ? Est-ce que tout va bien ? »

Et sur le métal froid, le reflet d'une seconde présence.

Machinalement, voire mécaniquement, Lise releva son visage défait vers le locuteur, ses yeux prenant appui dans les siens. Toujours pas le moindre début d'émotion dans ces yeux bleutés, sauf peut-être un début de tristesse et de fatigue. Rien pour indiquer l'intensité de ce qui se produisait en elle.
Est-ce que tout allait bien pour Lise ? Voilà une question à laquelle elle-même n'aurait pas su répondre. Elle ne connaissait pas cette personne. Une personne croyant n'être personne ; quand bien même le saurait-elle, avec quoi l'exprimer ? Le néant a-t-il une bouche, une langue, un langage ?

L'obscurité a-t-elle une couleur ?

Pendant un instant, pourtant, quelque chose. Quelqu'un l'a appelée ; elle est là. Un frisson d'attention, une once de personnalité. Un relent d'irritation contenue, vestige d'une pensée plus grande, plus soupçonneuse. Le regard de Lise se fait plus dur, sa lèvre plus crispée.
Mais le puits sans fond qui absorbe son énergie est trop grand, et la bouffée d'animosité retombe dans l'oubli.
Dernier sursaut de feu la gardienne d'étage trop méfiante, vague et éphémère. Puis plus rien.

Rien que Lise, peut-être, au milieu des décombres du bureau qu'elle a contribué à créer à son insu. Une pièce immense, sans décoration, juste quelques meubles utilitaires sans usage, ce qu'on pourrait attendre de la part d'un bureau et à peine plus, quelques images prises au hasard attachées sur les murs.

À présent les pans blancs du costume de Lise se confondent avec la porte blanche que son poids a fermée. L'une est une excroissance maladive de l'autre, c'est certain, mais laquelle ?

Puis Lise ferme les yeux, et son esprit sans taches replonge dans les abysses, pour la première fois peut-être, incapable de dire, comme d'habitude, s'il en émergera un jour, et, si oui, sous quelle forme.

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Lise Errandi
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Message Dim 25 Jan 2009 | 2:11  Répondre en citant

A son invitation ne fut accordé qu'un faible mouvement de tête, un haussement de paupières, un battement de cœur un peu plus rapide peut-être, comme une note se prolongeant au-delà de la fin d'un morceau. Luttait-elle pour retrouver la maîtrise de ses moyens ou au contraire pour s'abandonner ? Les deux peut-être ? La conscience de Lise grésillait comme une ampoule mourante, son regard se teintant par intermittences d'une faible lueur de volonté.

L'internée abdiquait devant la difficulté de tenir son rôle, et plutôt que de perdre la face, préférait plonger dans le sommeil, se retrancher derrière l'absence de conscience, pour ne pas avoir à tomber le masque. A son réveil, l'aurait-elle remis ? En porterait-elle déjà un autre ? Repartirait-elle de zéro ? Et lui, que ferait-il ? Il suivit une seconde fois le raisonnement qui avait précédé sa dernière tentative de dialogue. Partir ? Rester ? Reprendre ses billes et laisser au hasard le soin de croiser l'internée ailleurs et en un autre temps ? Laisser la chance décider des circonstances ? La laisser, elle, se débrouiller pour retrouver ses esprits, se souvenir de l'interpellation, s'expliquer la disparition de sa proie ?

Ou bien, relancer encore ? Choisir lui-même le lieu et les circonstances de la poursuite de leurs entretiens ? Profiter de ce cadre où seule Lise aurait pu les mener, à son image et lui donnant l'avantage ? Lui offrir la possibilité de se montrer sous un jour différent, au risque de passer pour intrusif ? Lise était loin d'être stupide, elle ne croirait pas à une simple soumission de sa part, elle n'imaginerait pas qu'il fût resté uniquement parce qu'elle ne lui avait pas donné l'ordre de partir, elle chercherait plutôt le stratagème, imaginerait qu'il aurait mis sa faiblesse à profit pour prendre l'avantage et lui laisser l'illusion du contraire ; bref, elle craindrait d'avoir perdu sa place, de s'être fait voler son rôle, son identité, en somme, elle projetterait sur lui des angoisses. N'était-ce pas là justement l'objet-même de sa démarche ?

Tout joueur qu'il ait pu être, le Psychiatre n'aimait décidément pas s'en remettre au hasard. Il ne croyait pas au destin, ne voulait croire qu'au libre arbitre, à la possibilité pour chacun, à tout instant, de se libérer des chaînes qui entravaient leur bonheur ; car ces rets ne sont jamais tendus que par soi-même. Aussi retourna-t-il s'installer confortablement dans le fauteuil, laissant à Lise tout le loisir de se remettre de son numéro. Il veillerait patiemment sur son sommeil, laissant les choses dans l'était où elle les aurait laissées afin de conserver autant de repères intacts que possible. Et l'on verrait ce que Lise lui réserverait une fois ses esprits et ses forces recouvrés. Mais ce serait elle qui aurait les cartes en main, et non le destin ou quelqu'autre concept uniquement destiné à prétendre à l'humain qu'il n'est bon qu'à courber l'échine devant les méchefs qui l'accablent. Le Psychiatre attendrait sereinement, le tic-tac d'une horloge imaginaire égrenant, comme un sablier qu'on renverse, la lente et silencieuse reconquête de sa propre fortune par l'internée.

La partie ne faisait que commencer.

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Message Dim 25 Jan 2009 | 2:42  Répondre en citant


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