Les rayons du soleil levant perçaient les fins rideaux beiges, une lueur tamisée baignait la chambre.
De la masse informe recouverte d'un linceul blanc qui gisait sur le lit ne sortait qu'une boule de cheveux noirs emmêlés et éparpillés sur l'oreiller, seul — de temps à autre — un semblant de respiration semblait briser l'inanition du moment.
Après de longues minutes, fuyant la lumière trop agressive même pour ses paupières closes, Terry finit par sortir son visage de sous ses draps. Un long bâillement étira sa face, suivi d'un second, plus plaintif, rappelant inexorablement le manque de sommeil.
La journée semblait belle, des petits piaillements d'oiseaux traversaient l'épaisseur du double-vitrage, les rayons étaient forts et chauds et un bourdonnement lointain laissait penser que nombre de pensionnaires étaient dehors pour prendre l'air malgré l'heure matinale.
Terry s'enfuit de nouveau au creux de son lit, les yeux fermés, le drap remonté jusqu'au dessus de sa tête, elle aurait voulu se rendormir encore un peu, non pas qu'elle fût encore vraiment fatiguée mais histoire que cette journée se passe le plus rapidement possible, histoire qu'à peine les yeux ouverts il soit déjà l'heure de retourner se coucher. Mais il n'en était rien, cet enfoiré de soleil l'avait tirée de ses rêves dès ses premières lueurs. Elle détestait les jours trop heureux, les jours de gaieté nationale, les jours où tout le monde a envie de dire bonjour à son prochain, les jours où le glacier par pure bonne humeur vous fait don de la glace que vous venez de commander, les jours où tous les couples, tous les parents et tous leur marmots ont décidés de sortir profiter et exhiber leur bonheur écœurant.
Non, vraiment, elle haïssait ces jours grotesques. Malheureusement pour elle, cette nuit — bien que courte — avait été assez réparatrice pour qu'elle ne puisse se rendormir.
D'un bond elle se leva et presque d'un seul autre bond s'enferma dans la salle de bain. Elle appuya sur le bouton qui enclenche le jet d'eau, elle se mit à couler, chauffant doucement au fur et à mesure. Elle ôta sa robe de chambre de patiente, regarda son visage décharné dans le miroir, passa un doigt sur ses cernes, attacha ses longs cheveux noirs à l'aide d'un élastique et pénétra dans la douche. L'eau était bien chaude et faisait rougir sa peau de plaisir. Elle resta sous le jet une bonne vingtaine de minutes, les yeux fermés, juste en savourant le plaisir de la chaleur.
Quand, à force d'eau sur son corps, elle commença à ressentir les effets des gerçures sur ses mains, elle se décida à sortir, sans même s'être savonnée. Elle termina sa toilette rapidement et machinalement, enfilant les gestes les uns après les autres avec lassitude.
Elle passa par pure obligation des sous vêtements dépareillés, un string brun dont le soutien-gorge a perdu une bretelle depuis longtemps et qui a terminé à la poubelle, un dessus bleu dont le string n'a pas survécu au dernier lavage caché entre deux essuies à faire bouillir, des chaussettes vertes reçues pour Noël deux années plus tôt à un magasine d'achat par correspondance.
Elle sortit de la salle de bain et profita du bol d'air frais qui enveloppa son corps, il faisait vraiment trop chaud là dedans. Elle ouvrit sa garde robe, deux jeans, trois pull, deux gilets, cinq t-shirt , un chemisier et une robe — deuxième partie d'un ensemble interchangeable "robe-bolero-short-polo" dans un même motif kaki commandé au même magasine par correspondance que celui des chaussettes vertes. C'est cette robe qu'elle choisit, vu la température au dehors, un jean semblait bien trop chaud, surtout qu'elle ne comptait pas mettre un pied dans le jardin, mais plutôt passer l'après midi devant sa fenêtre à peindre, sous la chaleur écrasante de la vitre.
Une fois ces commodités effectuées, elle s'installa devant son chevalet, attrapa sa palette de peinture, son plus beau pinceau et réfléchit. L'inspiration ne semblait pas venir, elle ne venait jamais de toute façon, Terry n'était pas une artiste complète, elle savait écrire des choses croustillantes dont raffole un public peu érudit et en quête de sensations fortes, certes, mais elle était incapable de peindre quelque chose qui soit un tant soit peu esthétique. Comme à chaque fois, à force d'attente, elle finit par tracer des lignes à tout hasard, à tremper son doigt dans la noisette de peinture puis à l'écraser partout contre la toile, à écraser son pinceau puis à le faire rouler entre ses doigts jusqu'à ce que ces poils forment une aura autour du long bâton, à jeter la peinture avec ses mains , plantée à un mètre du chevalet, en la lançant de toutes ses forces. Puis quand la toile devenait trop chargée, horriblement colorée, que les motifs s'empilaient dans un méli-mélo défiant toute notion d'esthétisme elle s'arrêtait, s'asseyait à l'autre bout de la pièce sur une chaise contre la porte et regardait son travail durant des heures, en cherchant une signification cachée peut-être derrière ses gestes. Elle aurait aimé être comme ces patients des feuilletons télévisés, qui gribouillent quelque chose au coin de leur feuille pendant que le médecin leur parle et qui traduisent par là leur pathologie et qui se font soigner, puis ressortent à la fin de l'épisode et retrouvent leur ancienne vie. Oui, Terry aurait aimé qu'il en soit de même pour elle, elle pensait être guérie mais puisqu'une sortie n'était pas prévue pour tout de suite (lui avait répondu le médecin lorsqu'elle avait posé la question), c'est qu'elle ne devait pas l'être, mais vraiment elle ne comprenait pas ce qui n'allait toujours pas.
Car après tout, Terry aimait bien sa vie d'avant : la célébrité, les séances dédicace, les interviews pour les magazines féminins, les petits cadeaux de son agent afin de chouchouter sa meilleure recette de l'année et de préparer le terrain pour sa meilleure recette de l'année suivante, les restaus chics avec de riches hommes férus de lecture policière à suspense…
Oui, à vrai dire, maintenant qu'elle était ici, Terry aimait sa vie d'avant.
Au bout du couloir, le bruit du chariot à nourriture cliquetait. Elle remit la chaise sous la table, couvrit la toile d'un essuie de toilette pour qu'on ne puisse pas la voir — car après tout, ce n'était pas une simple infirmière de centre de jour qui serait capable de juger ce qu'elle estimait pouvoir devenir un chef d'œuvre un jour.
Elle jeta un œil au dehors, le soleil brillait toujours autant, les oiseaux piaillaient toujours aussi fort et les autres pensionnaires avec toujours l'air aussi cons dans leurs pyjamas assis sur les bancs du jardins un sourire béat sur les lèvres, elle regrettait déjà les torrents de pluie de ces quatre derniers jours.
Il était 18h et Terry n'avait pas très faim mais il fallait faire semblant d'aller mieux que cette bande d'abrutis pour espérer une sortie rapide, elle remercierait avec un grand sourire l'infirmière en chef venue lui apporter son plateau, elle lui parlerait de choses absolument stupides comme l'excellent temps qu'il fait où la bonne odeur du mets apporté , puis elle jetterait le tout dans les toilettes, tirerait la chasse et attendrait patiemment le retour du chariot pour redire des choses tout aussi inintéressantes.
Le chariot s'éternisait, Terry commençait déjà à s'ennuyer. Elle se retourna et constata que le lit d'à côté était vide. Comme toujours. Et Terry se fit la même réflexion qu'à l'habitude, « qui pouvait bien être son compagnon de chambre pour ne jamais y venir ? », il y avait bien des vêtements dans la garde robe à côté de la sienne, une brosse à dents dans le gobelet de la salle de bain, un essuie mouillé sur la barre métallique à côté de la douche mais personne ne venait jamais, ni pour dormir, ni pour manger, ni pour se laver … Terry le savait bien, elle ne sortait pratiquement jamais de sa chambre et ses nuits étaient si agitées qu'elle ne s'endormait que sur le matin. Et jamais elle n'avait croisé cet individu qui semblait être une femme au vu des vêtements dans la garde-robe, bien que vu le lieu ça ne veuille rien dire.
Alors qu'elle imaginait — pour passer le temps — mille hypothèses pour s'expliquer cette absence, un vertige lui fit tourner la tête, son regard se brouilla jusqu'à l'aveugler complètement, un mal inconnu martelait sa tempe, dans la chaleur enivrante de cette fin d'après-midi, elle s'évanouit.