D'avance, Ann savourait sa victoire, et avait caché sa bouche cerise et meurtrie derrière ses mains jaunes pour ricanner, à la manière des enfants méchants. Percé à jour, le fantôme! Démasqué, le Masque! Il avait peur (oh, il était tout palôt!), le Masque, il était transis, le Masque, bien plus, ô bien plus qu'elle! D'ailleurs, elle n'avait plus peur maintenant. C'était trop drôle. Il se faisait dessus, le Masque, il faisait dans sa grande robe noire!
Mais il ne réagit pas, et Annet fut très déçue. Faisant la moue, elle cessa de ricanner et l'observa, à genoux toujours sur le dallage froid et gris de la chapelle, l'observa qui fixait d'un indéchiffrable regard les figures immobiles et colorées des vitraux. Immobile, à plusieurs mètres, le Masque ne lui semblait plus menaçant, et elle retrouva un semblant de calme, voire de raison. Elle n'était plus qu'une femme sale, jolie jadis, trop abîmée aujourd'hui, avec ses dents cassées, ses nerfs à vif et ses pieds en sang ; quelqu'un de presque normal, l'espace d'un instant.
Jusqu'à ce que la menace extérieure se fasse trop forte à nouveau: terminé, le répit, finie, la contemplation tranquille. Le Masque s'était détourné des morceaux de verre pour se diriger vers elle, normalement mais inéluctablement. La paix, jamais. Du moins pas encore. D'un bond, elle était debout, les poings serrés, le front baissé, le regard noir, l'attendant là vu qu'elle ne pourrait lui échapper dans l'enceinte de cette Chapelle. Faire face, donc - même si ça n'était pas très sérieux.
Et puis, la voix, encore. Moins forte, presque caressante. Mais la réaction d'Annet fut à peu près la même. Rejet. Rejet légitime. Mais comment rejeter ce qui vibrait à l'intérieur? L'espace d'une seconde, son buste, hors de contrôle, se recroquevilla sur lui-même. Adieu, le face à face. Haïssable vulnérabilité. Un cri indigné, violent, violenté, comme seul recours.
J'ai dit ne faites pas ça!
Consciente du peu d'impact de son caprice, Annet se redressa, défia le Masque du regard et lança d'une voix rusée de serpent, usant là de son seul argument, peut-être fallacieux:
Sinon, je ne vous raccompagne pas.
Car il était bien question de cela, non? De le raccompagner dehors? Sérieusement? De quoi pouvait-il bien avoir peur? Il n'y avait que des ombres. Rassurantes, enveloppantes. Sensuelles.
Car vous ne me ficherez pas la paix, sinon, n'est-ce pas?
Serpillère!
La babine froncée, elle regretta aussitôt ses paroles. Car qui sait s'il ne souleverait pas l'autel avec autant de facilité qu'il avait fracassé la chaise. Vite, s'éloigner. Vers la sortie. C'était ce qu'il voulait, non? Dire qu'elle exécutait ses mesquins petits ordres! Elle qui croyait n'avoir plus d'honneur en était révulsée.
Auprès de la porte, entourées de ténèbres presque palpables, Ann Strokes s'immobilisa, se retournant franchement vers le Fantôme qu'elle n'avait jamais réellement quitté du regard. A nouveau, une pointe de curiosité avait percé la surface de la mer d'aversion. Elle se demanda quel corps, quel visage pouvaient bien se cacher derrière le tissu et le masque. Laid, tout cela devait être laid.
Alors, vous venez? lança-t-elle d'un ton revêche, indifférente à la peur du Masque mais pressée d'expédier la tâche. J'ai pas toute ma journée!
Elle l'avait, mais qu'importe. Avec ses bras maigres campés sur les os de ses hanches, elle avait l'air de la mégère de bas quartiers qu'elle avait longtemps, trop longtemps été. _____________ Il suffit d'Une étincelle... pour que Tout s'embrase. |