Les courants emportent Siraya épuisée et la conduisent vers le trou.
Aspirée violemment par le cratère, la peau fragile du petit corps racla la roche jusqu'à laisser les chairs à vif.

Le seuil des enfers.
Les dieux la condamnaient à expier ses crimes pour l'éternité.

Non, ce n'était pas vrai.

Sophie-la-pluie était trempée jusqu'aux os, glacée jusqu'au sang. Elle nageait tant qu'elle pouvait, se dirigeant à grand'peine vers la forme sombre qu'elle devinait un peu plus loin, encore un peu plus loin, toujours un peu plus loin, bête à bouffer du foin, se secouent le bas des reins, coin coin coin coin.

Et plus Sophie approchait, plus sa détermination grandissait, plus elle devenait convaincue qu'il ne s'agissait peut-être que d'une adolescente terrifiée qui, contrairement à elle, ne connaissait pas le doute et était dotée d'un peu de bravoure, d'une internée pour qui la meilleure défense était l'attaque, bref, une sorte d'idéal qu'elle tentait, à tous les sens du terme, mais sans aucun succès sur quelque plan que ce soit, d'atteindre.

Et plus Sophie progressait, fendant dans des soupirs poussifs la surface immobile de l'étang, s'efforçant de ne pas prêter garde aux choses qu'elle sentait glisser le long de ses jambes (l'eau, c'est le mouvement de l'eau, c'est le courant, c'est l'eau que tu remues, ce n'est que de l'eau, ce que tu sens c'est juste l'eau, vogue sur les flots, sinon à quoi ça sert que Ducros y se décarcasse, ce sont tes vêtements, c'est l'eau et tes vêtements, tes vêtements mouillés, comme la poule, roule ta boule, swimming-pool) ; et plus Sophie s'éloignait de la rive, plus Sophie se demandait comment l'internée (car c'en était forcément une, non ?) pouvait rester figée aussi longtemps, plus Sophie se demandait si cette forme n'était pas qu'une souche qui flottait là, au hasard, posée par quelque divinité railleuse, s'il ne s'agissait pas d'un cadavre aux chairs noircies par la putréfaction, tiré hors de l'eau par son ventre distendu comme une baudruche, s'il ne s'agissait pas du reflet de quelque chose, n'importe-quoi, mais, surtout, si elle ne courait pas à sa perte.

D'internée, l'agresseuse était soudain redevenue sirène, méduse, pieuvre, hors d'œuvre, en somme, un monstre marin qui aurait, finalement, réussi à abuser de sa confiance et à l'attirer en eaux troubles. La surface de l'eau, cruellement opaque, ne laissait filtrer aucun remous, aucune bulle, aucun signe de vie quelconque.

Sophie s'arrêta soudain de nager, envahie de panique. Devait-elle plonger à la recherche de l'internée ? Ne plongerait-elle pas plutôt vers sa propre mort ? Ne risquait-elle pas de finir happée par une monstruosité tapie sous la surface, affamée de quelque jeunette téméraire de son espèce ? Serait-elle la victime de la succube ? Ou bien la seconde victime d'un danger encore plus grand ?

En quelques instants à peine, Sophie avait rejoint le rivage, récupéré ses affaires et filé sans se retourner. Rédemption n'était pas synonyme de sacrifice, ni prudence de lâcheté. Du moins, elle aurait le temps de s'en persuader plus tard.