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Où l'on pèche à la ligne...

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Message Jeu 29 Mai 2008 | 18:02  Répondre en citant

La petite Luce avait si faim qu'elle courait de plus en plus vite. Elle fendait sans réflechir les paysages, macule rouge mouvante sur l'herbe verte, le désespoir en bandoulière. Il n'y avait personne ici pour s'occuper d'elle! Elle était seule, et le parc n'avait pas de fin. Fin… faim!

Enfin elle arriva, tout à fait par hasard, sur la rive d'un grand lac inexpressif. Le soleil miroitait avec beauté sur l'onde presqu'immobile, mais l'enfant n'en avait que faire. Toute cette eau lui donnait envie de pleurer. Elle n'avait même pas soif !

De découragement, elle se laissa tomber sur l'herbe. Sa robe s'étala autour d'elle comme une corolle écorchée, elle s'en serait amusée en d'autres circonstances. Fatiguée de toute cette nature inutile, elle baissa la tête. La pointe de ses cheveux blancs effleura le museau de Raton, qui tournait sans répit sur le tissu tendu entre ses genoux. Quelques larmes tombèrent sur le rongeur hideux.

Mais Luce eut alors un éclair de génie. Tel le Diable hors de sa boîte, elle bondit sur ses pieds.

— Je sais ! cria-t-elle, le visage illuminé par la joie la plus profonde.

Elle courut vers l'arbre le plus proche, s'accrocha à une branche basse et attendit qu'elle cède sous son poids. Il ne se passa rien, et la fillette dut gigoter longtemps pour que le végétal se décide à casser. Elle poussait ce faisant des jurons étonnants pour une fillette de son âge.

La branche entre ses mains, elle la dépouilla de ses branchioles en s'écorchant les mains, puis retira d'un geste le lacet rouge de son corsage superflu. Elle en noua une extrémité au bout de la canne à pêche improvisée, l'autre au bout de la queue rose et poilue de Raton, et s'avança vers le lac.

Suspendu entre ciel et terre, le rat poussait des cris stridents mais le sourire ravi de Luce était inattaquable. Bientôt elle allait pouvoir manger un bon gros poisson.
Raide sur le rivage, elle plongea Raton dans l'eau encore vaseuse, et attendit.

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Humpty Dumpty sat on a wall * Humpty Dumpty had a great fall * All the king's horses and all the king's men * Couldn't put Humpty together again
Luce
Hystérique


Message Ven 30 Mai 2008 | 11:12  Répondre en citant

L'endroit était paisible. Du paysage verdoyant au vrombissement de libellules dans l'air tiède aux nuances safranées, tout concordait à réconforter même la plus venimeuse, souffreteuse et corrosive des âmes en vadrouille. De sorte, tout aurait été pour le mieux s'il n'y avait pas eu cet infâme crevasse où convergeaient les regards, cet étang de malheur à la nappe verdâtre et mouvante :

Que cache comme insanité de plus cette eau malodorante et opaque ?

Telle était la question qui tournait en boucle dans la tête de Céleste, les yeux aussi glauques que l'étang rivés sur celui-ci, tandis qu'elle tricotait à une vitesse proprement inhumaine un morceau de laine informe. Elle s'était réfugiée en haut d'un arbre, coincée entre deux branches épaisses et ses pâles cicatrices protégées du soleil par l'épais feuillage. Elle ne savait pas toujours ce qui l'amenait à choisir un endroit pour passer la journée, c'était plus fort qu'elle, une sorte d'impulsion qui tordait son estomac et brusquement elle se retrouvait postée, aiguilles agitées en main et pyjama antique sur les épaules, au beau milieu de l'une des facettes de l'Asile. De fait, incapable de fuir l'endroit, elle avait trouvé un semblant de furtive sécurité au sommet d'un arbre quelconque pour y tricoter en paix ses obsessionnelles réflexions.

Jusqu'à ce qu'un cri de fillette s'agrippe soudain à ses tympans et que l'intérêt vaseux de Céleste, bien malgré elle, s'y englue. Elle n'eut pas beaucoup de difficulté à cerner la provenance du jet vocal de lait caillé : déjà, une petite boule de nerfs s'agitait sur une branche basse en pestiférant des grossières niaiseries de môme coléreuse. Sans jamais stopper ses réflexes manuels de couturière, Céleste l'oiseau de mauvais augure baissa les yeux pour guetter la morveuse. Car c'en était bien une, malgré son costume suranné de princesse, une minuscule Reine Margot aux cheveux prématurément blancs. Les sourcils froncés, la jeune femme alluma une cigarette du bout des aiguilles tout en suivant le curieux manège de l'enfant. Enfant. Juste là. A portée de main. Petite chose fragile, molle, crasseuse, prête à éclater entre les doigts si jamais on l'effleure. Elle se souvenait de sa propre enfance comme d'un perchoir. Le schéma se répète, donc. Observer les autres gamines. De loin. Les fièvres au creux des mains, les frustrations et les violences, les fantasmes d'égorgement, cette envie de chair, de peau tiède, molle encore, blanche, un corps sur lequel s'exorciser, un corps jumeau puisque elle-même était prisonnière de sa silhouette impubère. L'autre Céleste sussure dans son esprit nauséeux :

Le schéma se répète, donc. Allez ! Approche toi un peu, elle ne te fait pas peur tout de même ? Et tu en as envie n'est-ce pas ? Ce qu'elle fait est dangereux, tu ferais mieux de la prévenir, c'est ton devoir de la prévenir… Juste un peu plus près. Juste vérifier que tout va bien.

La fumée s'envole des lèvres pincées, striées de cicatrices. Céleste s'est arrêtée de tricoter, absorbée dans sa contemplation de la môme qui s'évertue à fabriquer un piège par le biais d'un rat un peu trop docile pour être honnête. Que compte-t-elle pêcher dans une eau aussi répugnante : des algues noires, des cadavres en décomposition ? Et ne risque-t-elle pas de faire remonter à la surface toutes sortes d'horreurs insondables qui feraient mieux de se terrer au fond du lac ? Céleste bondit hors des branchages protecteurs, le morceau d'écharpe coincé dans les poches du pyjama, puis s'avance vers la petite fille. A portée de main. Juste là. Fascinante et monstrueuse créature, mignon caillot de sang frais. Frustration, éclater entre les doigts, chair molle blanche tiède, s'exorciser prisonnière. Céleste les poings serrés se plante à quelques mètres de la gamine en rouge, incapable d'aller plus loin, le regard fixe. Elle regarde l'eau s'agiter sous les mouvements fébriles du rat en pleine noyade tandis que la gamine, le sourire aux lèvres, se prête au jeu de la pêche avec un délice visible.

Il n'y rien de vivant là dessous. Tu ferais mieux de t'éloigner, souffla Céleste d'une voix rauque, tandis qu'un rond de fumée grise offrait une auréole furtive à la gosse.

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La violence sucrée de l'imaginaire console tant bien que mal de la violence amère du réel.
Céleste
Schizophrène


Message Ven 30 Mai 2008 | 16:26  Répondre en citant

Le sourire dévorateur, Luce ne quittait pas des yeux la surface de l'eau. Ses sourcils presqu'invisibles s'étaient légèrement froncés toutefois, ce qui, conjugué au sourire, lui donnait un air méchant : cette surface s'agitait sans harmonie.
Raton n'y mettait vraiment pas du sien !

La voix de Céleste retentit soudain derrière elle.
Surprise, la fillette lâcha sa baguette de fortune et fit volte-face. Le halo de fumée vint s'écraser contre ses joues blanches.
Luce ouvrit grand les yeux et respira cette odeur étrange. On l'entendait inspirer désormais — un son infime et rauque.

Enfin, la fillette découvrit celle qui avait prononcé ces paroles. La tête légèrement penchée sur la gauche, songeuse, surprise, inexpressive, elle la dévisagea.

Céleste n'était pas beaucoup plus grande, beaucoup plus épaisse qu'elle. Mais enfin c'était une adulte, et cela changeait tout.
Ses vêtements, ses cicatrices et sa cigarette intriguèrent beaucoup la fillette.

Luce haussa les épaules et dit : Mais si, forcément! Il y a plein de poissons.

Oubliant tout à fait sa baguette et Raton, qui flottaient dans l'eau, et peut-être jusqu'à sa faim, elle dévorait Céleste du regard.
Puis, toujours immobile, droite comme un i minuscule, elle posa son index noueux sur divers endroit de son visage et demanda : Pourquoi vous avez des choses, là, là, là, là, et là ?

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Luce
Hystérique


Message Ven 30 Mai 2008 | 18:16  Répondre en citant

Deux prunelles écarquillées qui percent le nuage de fumée, l'ultime barrière contre l'ébauche de femme qui se tenait souverainement à quelques mètres. Un bleu azuré sur fond de porcelaine, petite gueule de poupée délavée, fantomatique, immaculée, air d'innocence perplexe ouvertement affiché. Voilà que son nez minuscule se fronce et qu'elle aspire la fumée censée repousser son odorat sensible de fillette, qu'elle goûte l'haleine âcre rejetée, l'odeur toxique de Céleste, avec une avide curiosité. Et voilà qu'elle l'observe sans plus de scrupule, l'inspecte du regard : son visage crispé, son corps sec et sale sous le tissu rêche, ses poings rudes écorchés. L'air surpris, intrigué, si sûre d'elle, la gamine lui remue les entrailles. Céleste ne sait plus où regarder, évite le regard de Luce, baisse les yeux. Elle n'aurait pas dû venir, non, c'était totalement inconscient, elle n'aurait jamais dû s'approcher. Le sang lui monte aux joues mais il est trop tard. Déjà, l'autre Céleste bourdonne à ses oreilles :

Qu'est ce qui se passe ? Tu n'en as pas envie, ma chérie…?

La jeune femme recule, manque de trébucher en se prenant les pieds dans son pantalon. Trouver une solution, vite, fuir l'indiscrète qui canalise sa rage et ses pulsions, dont la fragilité et l'évanescence font brûler le sang au bout de ses doigts. Le souffle de Céleste s'accélère tandis qu'elle cherche une issue, les idées se bousculent, avec les aiguilles tendrement perforer, du bout des ongles dessiner, brûler, crever, prendre, arracher, asphyxier, posséder, oui, prévenir le danger, achever l'enfant avant qu'elle ne tente quelque chose d'irréparable… Le pâle minois de Luce s'approche à une vitesse croissante. Son petit doigt maigre, une plume sur son visage poisseux, sur ses cicatrices, toutes, les plus intimes, les plus laides, elle a l'œil la peste, d'un seul geste pointe tout ce qui défigure Céleste et perce la carapace détestable.

Dis lui ! Je suis sûre qu'elle va aimer. Dis lui toute la crasse qu'il y a sous tes plaies, n'épargne aucun détail, crache lui au visage à cette impertinente. Tu n'en as pas envie ? Tu ne vas pas te laisser faire par cette garce ? Donne lui une leçon, allez, parle lui de moi. Parle lui de moi ! beugle la conscience. Céleste détourne brusquement le visage, repoussant le doigt de l'innocence incarnée. Des souvenirs rouges troublent son regard déjà vitreux. Elle n'ose pas relever les yeux, fixe un point sur l'épaule de la petite où dansent les mèches blond platine, tremble un peu, agite ses mains dans ses poches, les doigts s'enroulent malgré elle autour de l'aiguille de cuivre, prêts au combat. Le regard de l'enfant sur sa peau, c'est de l'acide.

Parce que j'ai eu très mal. Il ne faut pas oublier, quand on a souffert de cette façon là. Elles sont là pour m'interdire de l'oublier… Céleste fait un geste brutal de la main et relève un regard fiévreux vers le lac, comme réalisant soudain qu'elles se trouvent au bord de l'eau. Eloigne toi, putain ! Tu as envie d'aller jouer avec les saloperies qui pourrissent au fond ? Et pourquoi tu veux pêcher du poisson ? Ça a jamais amusé les gamines !

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Céleste
Schizophrène


Message Ven 30 Mai 2008 | 18:53  Répondre en citant

Céleste détourna brusquement le visage, faisant glisser dans le vide l'index léger de Luce. L'enfant replia sa main, puis regarda son épaule, celle que fixait Céleste, puis regarda Céleste elle-même. Elle avait l'air bizarre, elle tremblait ; peut-être elle avait froid ? Le regard de Luce tomba sur l'étrange aiguille, elle ne comprit pas. Comment aurait-elle compris ?

Parce que j'ai eu très mal. Il ne faut pas oublier, quand on a souffert de cette façon là. Elles sont là pour m'interdire de l'oublier…

Attentive, bonne élève un peu trop fixe, Luce regardait Céleste, l'air perplexe, silencieuse. Et puis, soudain, Céleste eut un geste vif qui ne la fit pas tressaillir, et explosa en une phrase enthousiasmante.
Luce était subjuguée. Elle se sentait soudain débordante d'amour pour Céleste, qui maniait avec tant de désinvolture tous ces mots interdits.

Elle joignit les mains et trépigna sur place, les yeux immenses.

— Les saloperies ? répéta-t-elle, ravie à l'avance d'ajouter un nouveau mot à son vocabulaire. Cela sonnait si bien…

— Saloperies… SsssaaaAaAaloperiiiiiies…! pépia-t-elle.
Et elle éclata d'un rire cristallin, à rayer le verre, écartant brusquement les bras, dans un geste de jubilation pure.

— Mais non ! reprit-elle un peu plus tard, riant toujours, comme si elle expliquait quelque chose à une autre petite fille. Le poisson, c'est bon, ça se mange ! Parce que moi, j'ai très faim.

Et, se rappelant de cette évidence alors même qu'elle l'annonçait, elle perdit brusquement son sourire.
Sa face redevint blafarde et sans vie. Elle fit brusquement volte-face et découvrit Raton, gisant dans l'eau.

— Oh ! lança-t-elle, sans bouger toutefois.

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Luce
Hystérique


Message Sam 31 Mai 2008 | 10:53  Répondre en citant

Incompréhensible, décidément. Et purement tétanisante. Céleste n'avait aucune idée de la façon dont il fallait s'y prendre pour que la mioche, ce délicieux brouillon au nez encore bouché de placenta, cesse de la fixer ainsi ; et encore moins comment la faire fuir sans risquer de se laisser aller aux pulsions qui lui menottaient les mains et les idées. Elle n'avait même pas sursauté quand Céleste avait haussé le ton. Non, décidément, même s'il s'agissait bien de l'une de ces tyranniques princesses qui avaient bercé de fantasmes sanglants son enfance misogyne, cette fillette là était encore plus résistante et monstrueuse que les autres. Car, visiblement, rien chez la jeune femme pour le moins revêche et loqueteuse ne semblait la répugner. Les artifices habituels n'avaient donc aucun effet sur sa petite personne naïve ; et il était trop tard pour fuir, de toute façon, une vague chaude et cotonneuse engluait les jambes de Céleste à l'herbe humide.

La jeune femme osa un regard furtif vers la môme. Nom de Dieu ! Il fallait à tout prix qu'elle arrête de la fixer avec ses grands yeux luisants et niais, où elle discernait à présent une détestable lueur d'admiration ou de tendresse, peut-être, elle aurait bien été incapable de faire la différence dans toute cette idiotie… Et voilà qu'elle la singeait, son petit crâne vide couvert de cheveux blonds s'agitant au rythme du seul mot qu'elle eut été capable de saisir, visiblement incapable de deviner quoi que ce soit au travers du discours de Céleste. Ainsi sont les petites filles. Des poupées bourrées de mousse et recouverte de sucre glace, vides, vides, vides. Elle aurait pu lui arracher la tête, planter son joli minois émerveillé sur un bâton et l'offrir en pâture aux créatures du lac, elle aurait juste pu, d'un geste, lui briser les côtes, déboîter quelques os, observer le sang s'étaler sous la peau ; et puis s'enfuir, loin, comme si de rien n'était. Oublier ce regard tiède et affectueux, versatile mais non moins intéressé, posé sur sa peau en proie à une sudation douteuse.

La jeune femme n'entendait strictement rien aux piaillements de Luce, si ce n'est qu'elle avait faim, et que ce simple mot prononcé de sa voix enfantine donnait à Céleste un appétit plutôt inquiétant. Tirant les mains de ses poches, savourant son proche soulagement à mesure qu'elle approchait les doigts crispés du cou pâle et maigre de la gamine qu'elle fixait intensément, Céleste manqua de trébucher une nouvelle fois tandis que la gosse se retournait vivement vers l'eau. Le petit corps de Luce s'était affaissé subitement sous l'effet de la déception. Elle semblait triste, soudain, et peut-être même plus âgée sans le rose de la gaieté. Masquant sa tentative cruelle, Céleste, mine de rien, tira une bouffée sur sa cigarette d'un geste grotesque.

C'était à toi, cette bestiole ? On dirait bien qu'elle est morte, dicta Céleste d'un ton indifférent. Puis, avec une brusque inquiétude : tu ne vas pas pleurer, hein…? Elle était vraiment laide. C'est vicieux les rats, tu sais. Et puis, si tu as si faim que ça, tu ferais mieux de grimper aux arbres, je suis certaine qu'il y a des fruits quelque part.

A voix feutrée, dans une bouffée de fumée grise, l'autre Céleste ricana :
Ou alors tu peux tenter de bouffer le rat, et t'étouffer avec !

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Céleste
Schizophrène


Message Sam 31 Mai 2008 | 14:00  Répondre en citant

Luce ne regardait pas Céleste : ses grands yeux obnubilés étaient désormais fixés sur Raton — Raton qui flottait dans l'eau grise, au bout du lacet rouge, comme un filet de sang.
Une bouffée de fumée épousa l'arrière de son crâne. Elle cripsa les paupières aux paroles de Céleste.

NON ! cria-t-elle en faisant brusquement volte-face. Mains tendues vers avant, elle se rua sur Céleste, et, avec une force insoupçonnée, la poussa par le milieu du ventre. La jeune femme tomba en arrière et Luce fendit les flots sur quelques mètres, avec force goutelettes de vase.

Non ! Raton n'était pas mort!
Non ! il n'était pas laid!
Non ! jamais elle ne le mangerait !

Eperdue, elle saisit l'animal dans ses petites mains blanches et le pressa sur sa poitrine, contre son corsage défait. De grosses larmes coulaient des fentes de ses yeux. Sa robe rouge s'étalait sur l'eau grise du lac. De l'eau sortait du rat.

Bientôt un sanglot interminable, d'une seule note, suraigü, s'éleva dans l'athmosphère lourde et courut partout, sur l'onde morne du lac, dans les ouies des poissons, contre les vitres sales de la cabane.

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Luce
Hystérique


Message Dim 01 Juin 2008 | 11:04  Répondre en citant

Le hurlement de la fillette avait été percutant, et Céleste abasourdie restait les paumes ouvertes sur la terre boueuse. Comment une créature aussi minuscule, un fœtus translucide de répugnante féminité, avait-elle pu émettre assez de conviction pour la faire chanceler ? Peut-être Céleste s'était-elle laissé tomber, déstabilisée à l'approche de la petite peste, simplement pour éviter un contact charnel plus prolongé qui eut éveillé en elle d'implacables idées meurtrières. Ou, plus probablement, Céleste avait cédé sous la force de la gamine par pure surprise, inattention, faiblesse. Oui, il fallait bien s'y résoudre, basculée comme lors d'une dispute de fillettes. Le visage rond de la jeune femme se crispait de honte et de colère à mesure qu'elle acceptait l'évidence.

Mais elle n'eut pas le temps de ruminer plus longtemps : la mignonne courrait déjà dans l'eau, son petit corps blanc dévoilé par la robe qui enfle au gré de ses mouvements fébriles. Des gouttes d'eau pleuvaient sur Céleste tandis que la petite silhouette s'éloignait à une vitesse affolante. Saisissant la bestiole qui flottait au milieu de l'étang, elle la plaqua contre sa chair pâle. Au milieu de l'étang. Au beau milieu de l'étang, des eaux sales et sombres, des infâmes créatures qui pataugent dans les abysses répugnantes. Devant les yeux de Céleste défilaient d'affreuses prémonitions : autour des jambes maigres s'enroulaient de gluantes monstruosités, et puis l'eau vivante et noire qui tapissait peu à peu la bouche, les entrailles, les globes oculaires vidés de leur substance, de l'innocente cruellement défigurée. Soudain, un nouveau hurlement éveilla Céleste de sa transe. La môme s'était mise à pleurer. Des larmes interminables, réfrigérantes, accablantes. Ainsi que pleurent les petites filles.

On devrait l'empaler en haut d'un camion de pompier. Je suis sûre qu'elle ferait une sirène efficace, et même une bonne mascotte avec sa bouille de bébé fraîchement assassiné. Tu vas supporter ça longtemps ?! beugla l'autre Céleste au fond de sa boîte crânienne.

Non. Les yeux révulsés par la dégoût et les affreuses visions, la jeune femme toujours ratatinée sur l'herbe savait qu'il était temps de mettre fin à toute cette inconscience ambiante, de toute façon, elle sentait poindre le drame depuis l'apparition de la gosse; et il était grand temps d'arrêter le massacre, tout cela devenait proprement intolérable. Elle n'avait jamais demandé à se retrouver ici et encore moins en si mauvaise compagnie. Une enfant. Merde, une enfant ! Est-ce qu'il existait plus imprévisible, déraisonnable et tortionnaire qu'une petite fille blonde déversant sans raison un torrent de larmes ? Plus le temps de réfléchir, de sauver les apparences, de jouer sur les tableaux contrastés de sa conscience multiple.

Céleste bondit sur ses pieds crasseux en poussant un juron des plus vulgaires, se mit à courir à une vitesse surprenante et, fermant les yeux dès lors que l'eau malodorante s'infiltra dans les jambes de son vieux pantalon, avança à tâtons jusqu'à la gamine hurlante qu'elle saisit sous un bras avant de faire demi-tour. Arrivées sur l'herbe, Céleste repoussa vivement la gamine et son rat qui tombèrent sur le sol. Puis, complètement trempée et tremblante, les joues rouges d'émotion, la jeune femme vint se réfugier contre un tronc d'arbre en secouant ses cheveux dégoulinants. Elle essaya d'allumer une cigarette, en vain, l'envoya valser rageusement et rejeta la tête contre le tronc, bras et jambes abandonnés mollement le long de son corps poisseux.

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Céleste
Schizophrène


Message Dim 01 Juin 2008 | 20:46  Répondre en citant

Luce n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait : les yeux fermés sur sa tristesse, les pieds dans l'eau et l'esprit ailleurs, elle se retrouva brusquement tirée vers l'arrière et projetée sur le rivage.

Tenant toujours son rat dans une main, la fillette battit des bras pour se stabiliser, mais on l'avait jetée trop fort, et elle s'écrasa pitoyablement sur le sol. Pour se protéger, elle avait tendu un bras devant elle ; il se tordit sous son poids.
Ce bras tenait Raton.

Luce chuta, Raton couina — écrasé une seconde fois.

La fillette ne tarda pas à se soulever légèrement pour le laisser s'échapper de l'étau de sa cage thoracique. En piteux état, il rampa vers Céleste. Luce se retourna sur le dos, mais resta allongée.
Le choc lui avait coupé le souffle. Elle n'arrivait plus à respirer.

Etrangement calme, elle regardait le ciel, la bouche grande ouverte comme un poisson hors de l'eau, les ongles enfoncés dans l'humus. Puis sa tête chancela sur le côté, bientôt recouverte par ses cheveux blonds qui bouclèrent jusqu'à terre.

Elle s'était évanouie — et les environs du lac ne retentirent plus de son cri suraigu.

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Luce
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Message Mar 03 Juin 2008 | 19:40  Répondre en citant

Débarrassée de son abominable et terrifiant sauvetage, la jeune femme s'efforçait d'estomper les battements trop rapides de son coeur — dont le bruit la répugnait au plus haut point, et lui causait un malaise nauséeux. Mais une minute de repos n'était vraisemblablement pas permise : une chose dépouillée de toute dignité car dégoulinante de vase avançait sa queue rose vers Céleste. La jeune femme tenta de repousser du pied bestiole qui témoignait d'une force considérable en dépit de son piteux état, mais en vain, et après deux tentatives le rat mordit l'orteil de Céleste. Elle bondit sur le sol, prête à étriper l'animal sans plus attendre, lorsque son regard se porta sur Luce étalée un peu plus loin. La gamine semblait dormir. Faisait-elle la morte ? Un jeu d'enfant, sans doute, encore une niaiserie puérile. Mais pourquoi toute cette mise en scène et tant d'efforts de crédibilité ? Elles ne jouaient pas, à ce qu'elle sache, Céleste n'avait pas dégainé son aiguille en guise de pistolet et aucune indienne blonde à robe rouge n'était tombée.

Céleste s'approcha de quelques pas, le rat à bout de bras. Juste vérifier. Ne pas entrer dans son jeu, surtout. Un petit coup de pied, léger, dans les côtes, pour tenter de la retourner. C'est qu'elle est douée pour retenir sa respiration ! Rien ne bouge sous le corset éventré. Céleste s'agenouille… Et si c'était vrai ? Non ! Renouveler une nouvelle fois l'expérience affreuse du sauvetage, toucher cette chair pâle et douce, tendre, prête à s'écrouler sous le poids rude de Céleste, non, impossible !

Tu me laisses lui faire du bouche à bouche, dis ? On pourrait s'amuser ! Regarde comme elle est sage et presque jolie quand elle ne respire plus. Tiens… C'est vrai, elle ne respire plus du tout. Vite, laisse moi faire, avant qu'elle claque !

Vertige : impossible de résister plus longtemps ou le cerveau de Céleste va imploser. Tant d'efforts pour oser la sortir du lac sans l'étrangler, sans l'asphyxier doucement dans ses bras ; tant d'efforts qui s'effondrent sous cette simple vision : la chair tendre et entrouverte des lèvres qui ne bougent plus, blanchissent à vue d'œil. La main de Céleste se pose sur le cou de la fillette, sans forcer, ses yeux humides se ferment tandis qu'un spasme nerveux de lutte intérieure lui fait baisser le visage tout contre celui de Luce.

Tu attends quoi au juste ? Elle va nous claquer entre les doigts ! Elle ne te fait pas pitié, cette petite provocatrice enfin neutralisée ? Tu n'as pas envie de lui donner une leçon ?

Céleste semble une ogresse prête à dévorer d'un seul coup de dent le petit corps tandis qu'elle ouvre la bouche, les yeux clos aux cils trempés. Sous son ombre s'agite soudain la petite, réveillée par l'afflux odorant de nicotine, de sueur et d'eau sale, revenue à la vie mais encore très étourdie. Luce a à peine le temps de battre des jambes que Céleste se détache violemment d'elle comme si elle avait reçu un coup de jus. Débraillée, le regard fixe sur le menton de Luce, elle balbutie :

Nous… Tu… Tu m'as fais peur ! Tu vas mieux ?

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Céleste
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