Un chemin vaut l'autre
De l'autre côté du miroir
L'Asile
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Monologue

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Message Mer 14 Mai 2008 | 23:01  Répondre en citant

C'était une idée de l'autre. Forcément. Une de ses pensées pulsions, implacables et si brusques, si incendiaires qu'il était impossible de songer à y résister autrement qu'en s'infligeant une quelconque torture physique qui détournerait son attention, du moins pour quelques temps, tout en enclenchant le processus de fabrication des bénies endorphines : les multiples traces de brûlures et scarifications en tous genres qui scindaient la peau pâle de Céleste témoignaient de l'efficacité temporaire de cette technique. Mais cette fois, elle n'avait pas réussi. Quelque chose l'en avait empêché. La lassitude de la douleur infligée régulièrement, et qui de fait perdait en résultats ? La découverte récente, au corps à corps avec un patient aux mains pour le moins cathartiques, d'une autre forme d'exutoire ? Ou peut-être… L'envie profondément refoulée, mais bien présente cependant, de s'offrir enfin une purgation en règle, un exorcisme en toute violence qui potentiellement la soulagerait un peu de ses angoisses. Quoi qu'il en soit, le désir viscéral de suivre les conseils véreux que lui chuchotait sa suave conscience avait pris le dessus, sensiblement.

Ainsi s'était-elle retrouvée au beau milieu de la verrière, comme par erreur, par hasard, ou simplement guidée par un corps plus obstiné qu'elle ne le serait jamais face aux caprices impérieux et intempestifs de l'autre Céleste. Il y faisait frais. L'immense écharpe de laine blanche qu'elle était en train de confectionner enroulée autour de son cou nerveux, les longues aiguilles de cuivre encore prisonnières des mailles, elle avançait lentement, guettant son reflet à chaque apparition. Si l'autre l'avait forcée à venir jusqu'ici c'est qu'elle l'y attendait, quelque part parmi les innombrables doubles. La jeune femme finit par s'asseoir contre la paroi froide d'une des nombreuses psychés, et, se mettant à coudre tout en gardant l'écharpe autour du cou, attendit avec une angoisse palpable le retour imminent de l'autre, vicieuse, pernicieuse, cruelle et abjecte créature parallèle qui n'avait de cesse de la tourmenter, de l'humilier dans chaque tentative de libération émotionnelle. Elle n'eut pas longtemps à attendre. Son reflet se releva de terre, les yeux d'un vert glauque un peu trop luisants pour être sincères, le sourire ravageur. Prête à accomplir ses méfaits habituels et à pousser la jeune femme à un acte banal de violence punitive. Céleste, les doigts fiévreusement agités comme pour venir à bout de sa nervosité croissante, ne cessait de fixer son reflet.

Alors, on ne tente même plus de résister à mes appels ? Tu me déçois énormément. Je te croyais un peu plus combattive. Ou résistante. Ou simplement pourvue d'un minimum de libre arbitre. C'est beaucoup moins amusant, ainsi.
Qu'est ce que tu veux ?
Ta peau. Et je l'aurai. Un jour ou l'autre… « Que rien ne t'effraie, que rien ne te trouble. Tout passe. La patience permet tout. » Pourquoi est-ce que cette phrase de Ste Thérèse te revient-elle soudain ? Elle te rassure, peut-être ? Tu ne devrais pas… Je la trouve très à propos. Je vais prendre ta place. C'est une question de minutes. Laisse moi te soulager.

Le reflet de la jeune femme, les mains moites plaquées contre l'intérieur du miroir, laissa échapper un petit ricanement amusé tandis que Céleste se plaquait avec un effroi mal dissimulé contre le miroir derrière elle. La conscience aux cheveux ébouriffés fredonnait des insanités d'une voix mielleuse pour tenter de l'amadouer, mais l'attraction étrange, électrique et détestable qui la poussait instinctivement vers son reflet n'avait pas échappé à Céleste… Et elle comptait bien y résister, au prix d'un morceau de chair ou d'âme abimé supplémentaire, même s'il fallait en venir aux mains. Revenir aux douloureuses et si efficaces habitudes. Les doigts criblés de cicatrices continuaient de s'agiter frénétiquement au son rythmique des aiguilles à coudre, et le regard vert d'eau de la jeune femme se confronta une nouvelle fois avec détermination à celui de son reflet.

Tic, tac, tic, tac… Avec tes aiguilles d'antiquité tu égrènes les secondes qu'il te reste avant de me laisser reprendre mes droits sur ce que nous sommes ?
Jamais. C'est toi qui voulais ta liberté, c'est toi qui t'engourdissais dans mon corps d'incapable. C'est toi qui m'as poussée à bout, ce jour là, tu voulais à tout prix nous libérer de cette existence que tu trouvais si minable ; au lieu de cela nous nous sommes réveillées séparées dans cette chambre d'hôpital, et c'était moi qui avais trouvé la liberté. Du moins je le croyais, jusqu'à ce que tu réapparaisses, que tu tentes une nouvelle fois de me manipuler. Je t'entends encore…
Oui… Oui ma chérie, plus profonde l'entaille, regarde, c'est ta douleur qui s'écoule, c'est ton idiotie incurable et tes projets stupides au compte-goutte dans le fond de la baignoire… Les battements de ton coeur diminuent… Ton souffle se perd… Bientôt on sera libres…

Et ce flux insupportable qui frappe à ses tempes, parcourt ses poignets figés et sa poitrine, ses mains crispées, tendues, cette mélodie répugnante du coeur qui bat la mesure et à tout moment manque de l'abandonner, de lâcher prise, épuisé par le poids d'une conscience meurtrière… Fracas dans toute la verrière. L'un des miroirs à explosé en d'innombrables petits éclats de lumière crue sous le hurlement de la jeune femme. Des dizaines de petites plaies sur son poing se mettent à saigner d'un commun élan, mais c'est sans importance, la chair est superficielle, dominée si aisément par l'esprit générateur, indomptable, incurable ; Céleste contemple avec désolation son reflet décuplé sur toute la surface du sol, jonché de morceaux de miroir. Le reflet sourit encore.

Une autre fois, peut-être.

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Céleste
Schizophrène


Message Jeu 15 Mai 2008 | 21:40  Répondre en citant

Une forme maugréeuse fit irruption, hoquetant des grommellements aux intonations puériles. Régulièrement, le Directeur lançait les poings de façon symétrique, dans un geste fulminant réhaussé d'accords piqués de quelque ensemble à cordes, lointains échos des ponctuations chafouines de qui-l'on-savait.

Car c'était évident, non ?

Cette satanée tête de mule !

Cette bon sang de tête de pioche de Jardinier !

Inébranlable. Inattaquable. Inoxydable. Indestructible. Imprescriptible. Incorruptible.

Rien à en tirer !

Chacun de ses pas laissait sur le marbre un halo rouge sombre, dont on n'aurait pu dire s'il se dissipait simplement ou s'il était sucé par le dallage.

On n'est jamais mieux servi que par soi-même. Lapalissade misanthrope : déléguer, c'est faire confiance. Au nom de quoi ? Etait-il trop tard ? L'ordre des choses serait-il perturbé, si ?… Mais comment ?

Pourquoi se salir les mains ? Le temps aurait raison de lui. Sa folie aurait raison de lui. Le Jardinier ne valait pas mieux que ceux qu'il était chargé d'administrer. Une erreur de calcul de la part du Directeur. Un pari risqué, peut-être perdu. Combien lui restaient acquis ? Le temps… Pourtant, le temps semblait ne pas avoir de prise sur le Jardinier. Si sa folie avait dû l'emporter, qu'attendait-elle donc encore ? Si le temps devait avoir raison de cet hurluberlu, combien de perpétuités supplémentaires lui faudrait-il patienter ?

Quelque chose de gigantesque se tramait. Plus qu'une conspiration, plus qu'une mutinerie, bien plus que ce à quoi ils avaient pu avoir affaire jusque lors. Une sorte de véritable révolution. Le Directeur le savait. Il n'était question ni de sens, ni de doutes. Quelque chose se tramait, voilà. Quelque chose de gigantesque. Plus qu'une conspiration, et qu'une mutinerie aussi, bien plus que ce à quoi ils avaient eu affaire jusque lors, quelque chose de gigantesque, une sorte de révolution, quelque chose de plus qu'une conspiration, une mutinerie gigantesque, bien plus conspiratrice que toutes les révolutions les plus gigantesques auxquelles ils avaient eu affaire jusque lors.

Je le sais, c'est tout !

Le Directeur le savait. C'était tout.

Et le Jardinier ne savait qu'en rire. S'en réjouir presque, cette lueur pisseuse dans ses yeux vicieux, ces étincelles vicieuses dans ses iris pisseux, ces prunelles cireuses dans ses orbites creuses. Ce vieux sagouin était plus fou qu'un chat enfermé dans une boîte.

A l'évocation du Chat, son exaspération défia les lois de la physique. Comment un corps pouvait-il à lui seul renfermer tant d'émotion ?

La bave lui suintait des lèvres.

Quelque chose devait être fait. Rapidement. Des mesures. Des observations. Des actions. Calculées. Ciblées. Le temps manquait. La menace se faisait plus pressante chaque jour, chaque minute, plus précise, plus grondante. Gigantesque. Mutinerie. Conspiration. Gigantesque. Révolution. Gigantesque. Révolution. Révolution. Révolution.

Tout à ses rêveries de promeneur solitaire, le Directeur ne prêta pas garde aux centaines de Céleste bondissant de glace en glace, le traquant peut-être, l'encerclant bientôt, entraînant la myriade de Directeurs dans une valse féérique. Ce qu'il perçut en revanche, c'est le vacarme intolérable d'un miroir qui se brise.

Quoi encore ? Révolution !

La source du dérangement se tenait droit devant lui, du sang plein les mains. Cochonne ! Vilaine truie bornée et stupide ! Ils ne savaient donc tous que fracasser et ruiner, piller et dissoudre, ronger et détruire ! Souillon ! Il n'y en avait jamais que pour eux. Pourceaux ! Aberrations ! Que te reste-t-il de ta dignité, étalée par terre dans ta lie ? Pauvre conne ! C'est donc pour tes semblables qu'on se donne cette peine !

Et de la saluer, sur un ton de surprise caressant des plus authentiques, d'un « Mademoiselle, voyons ! Etes-vous folle ? »

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Le Directeur



Message Jeu 15 Mai 2008 | 23:57  Répondre en citant

Clapotement infâme, écoulement liquide, lent, écœurant de suavité. Une langue de sang attentionnée qui lèche les poings à vif, les paumes nues et carrées, égratignées comme celles d'une môme crasseuse, une violence visuelle même plus douloureuse, à peine lénifiante. Sur le marbre un étendard d'humiliation croissant à mesure du dégorgement, goutte à goutte, sous les ongles entachés d'auto-érotisme implacable impossible à avouer, sous les poings fermement crispés qui préservent la pression interne d'une enveloppe trop sensible, misérable. Gamine. Sale gamine, petite chérie ignoble, inculte, animale. Incapable du moindre contrôle sur sa propre personne, culpabilisée, réduite au silence rageur d'un exutoire ridicule, honteuse du sang qui irrigue encore sa conscience manipulatrice, de celui qui s'écoule, lenteur chaude et serpentine, le long de ses doigts.

La rythmique palpitante de la douleur, nauséeuse, au sein des multiples petites entailles, comme une vie parasite. Parasite des mots qui affluent à ses tempes, qui brûlent ses lèvres craquelées de trop être mordues, censurées, exsangues. Parasite de sa mémoire incurable, instable, malsaine. La rythmique indiscrète d'une présence, des pas fluides, d'une ombre en flashs trop rapides dans les miroirs pour qu'elle se distingue de l'ombrageux reflet de Céleste.

Les bras ballants dégoulinants, les yeux exorbités d'agression latente pour ce qu'elle s'imagine être la silhouette indistincte, c'est avec un spasme électrique d'angoisse explosive qu'elle accueille le nouveau venu. L'ombre rougeâtre aux effluves incertaines : rancœur égocentrique, amertume poussiéreuse ? Elle recule de quelques pas à son approche, pas craintive, juste viscéralement repoussée par l'aura contrastée qui s'avance sereinement. Tous des spectres. Inconstants, irritants, passagers. Tous des échos. Déplacée cette luminosité passée, entachée comme ses mains de petite garce dépendante de ses affligeantes tortures enfantines, cette inquiétante chatoyance du visage ombragé qui ne présage rien de sain.

Folle ? "Folle est la brebis qui au Loup se confesse", mais aucune confession n'est plus à faire, il n'y a pas de secret, avec quiconque, pas de faux-semblants à chuchoter, pas la place ni la finesse d'esprit pour s'embrumer les méninges à plus complexe que de gérer un reflet esclavagiste et meurtrier. Les mains tendues, frissonnantes, les yeux absinthe attentifs par en dessous fixés sur l'immense arrivant, quelques pas en arrière, discrets, imperceptibles, réflexe instinctif à cette désagréable sensation d'attraction, encore une fois, une fois de trop, la crainte avilissante de se perdre corps et âme dans le premier venu, dans le néant vibrant de l'inconnu vivant.

Divisée. Juste : divisée. J'ai les mains trop gluantes pour recoller les morceaux maintenant, vous voyez, c'est trop tard ou trop tôt. J'encrasse tout ce que je touche.

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Céleste
Schizophrène


Message Sam 17 Mai 2008 | 0:53  Répondre en citant

Que faisait-elle ? Voilà qu'elle reculait, puis tendait les mains vers lui tout en reculant encore, sans vraiment reculer, une sorte de tension, de repli vers l'arrière, contradictoires, pleutres, tous les mêmes, des planqués, peur de tout et avant tout d'eux-mêmes, incapables de subir leur propre reflet ! Comme pour la narguer, il tendit négligemment la main vers le miroir le plus proche et s'y appuya d'un geste décontracté. Le même halo rouge ne tarda pas à apparaître autour de sa paume et de ses doigts. Il aurait voulu y tracer "le Directeur m'a tuer" dans le sang de cette imbécile.

Divisée, hein ? Sans blague.

A dire vrai, le Directeur n'avait proprement rien à foutre des histoires de la folle. Babil incompréhensible et opaque, déjections verbales, c'était le boulot du Psychiatre. Ces jeux ne l'intéressaient pas. Le Directeur n'était pas là pour torcher les internés. La tache rouge continuait de s'étendre autour de sa main et eut bientôt enveloppé tout son reflet d'une aura trouble.

Et comme elle le regardait ! D'en dessous. D'en dessous de ses cheveux sales, d'en dessous de ses yeux glauques, d'en-dessous d'elle-même, misérable créature poisseuse et bornée. Tu le sais hein, que tu es misérable ! Bois ta honte, c'est le seul carburant qui reste à tes méninges ! Il aurait voulu lui cogner la tête sur le marbre jusqu'à ce qu'elle s'étouffe avec ses dents. Mais c'eût encore été jouer son jeu. Le Directeur aurait voulu qu'on cesse de briser les miroirs, qu'on cesse de jeter sa merde partout, qu'on cesse de toujours, d'une manière ou d'une autre, meurtrir cet endroit, de le dégrader, le Directeur aurait voulu qu'on cesse enfin de vainement se débattre contre l'ordre établi. Du reflet déjà nimbé de pourpre du Directeur émanaient des filaments luminescents, tissant lentement une trame nervurée sur le sol qui progressait en tâtonnant avec raideur.

Aucune chance ! Quand comprendraient-ils qu'ils n'avaient aucune chance ! Est-ce que briser les miroirs y changerait quelque chose ? Cela la soulageait-elle, de dégrader le patrimoine de l'Asile ? Cela la faisait-elle jouir ? Salope ! Mais si ces tentatives pathétiques d'affirmation de soi, de rebellion, n'avaient vraiment aucune chance d'aboutir, pourquoi cette certitude qu'une menace se présageait ? Pourquoi cette absence de doute envers ses représentants, pas vraiment une confiance, mais une absence de crainte envers ses Instances ? Pourquoi cette conviction instinctive que ce tas de dégénérés représentait désormais une menace pour l'Asile ? Peut-être trouverait-il une réponse dans les entrailles de la folle ? Il y trouverait au moins du soulagement, son expérience d'haruspice remontant à bien long. La toile cramoisie s'était désormais étendue sur tout le sol autour d'eux, rets pulsatiles qui entreprirent d'infecter le reflet de Céleste, grimpant insidieusement le long de ses jambes, par saccades doucereuses.

Il fallait reconnaître à la folle une certaine franchise, dans sa clairoyance hypocrite. Car si elle était si méprisable, qu'attendait-elle pour y remédier ? Une certaine franchise tout de même. Oui, tu salis tout ce que tu touches ! Regarde-toi donc ! Ne touche à rien, alors !

Vous ne savez pas, vous ne savez pas profiter de ce que l'on vous donne, sussura-t-il, attristé, après un silence dont il n'avait nullement mesuré l'ampleur.

Partez, conclut-il dans un souffle.

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Le Directeur



Message Sam 17 Mai 2008 | 12:52  Répondre en citant

De derrière le vase sanguinolent des mains ouvertes devant le visage buté, le dos contorsionné pour préserver une maigre distance de sécurité avec l'ombre luminescente ; de derrière sa douleur lancinante et son angoisse ogresse, Céleste se cramponne du regard à l'immense encapuchonné. Ce qui la répugne la fascine plus que tout. Ce qui crée cette sourde et angoissante torpeur la rend vivante, juste quelques instants, et qu'elle en soit conscience ou non, c'est bien l'unique but de sa douteuse querelle onaniste avec son reflet : tenter de saisir un instant le temps qui s'échappe et la laisse sans vie, anonyme, transparente, inutile. La main araignée mince sur le miroir, de quel côté se trouve-t-on ? Pour un peu elle croirait l'entendre sourire. Qui des deux, reflet incandescent plaqué contre le sien dans les miroirs et silencieux interlocuteur, provoque cette tension nauséeuse crispant ses viscères insoumises, Thanatos tout puissant au contrôle reptilien de sa psyché immature ?

Mailles blanches de l'ouvrage engraissées de caillots sombres en éclats, un bout d'écharpe immaculé abandonné dans les filets cannibales incandescents, prolongements goinfres du Directeur, et qui rampent avec fluidité sur le marbre gluant de ses sèves carmines. Il arrive que certains reflets en disent plus long sur la véritable nature de leur propriétaire que ce dernier lui-même. Sous la capuche, comprimée, lumière couperosée prise au piège d'un mensonge sibyllin. Détestable jeu de dupes, répugnante soumission. Sa nudité brouillonne et souillée en repli stratégique devant le maître inconnu, camouflant ses ondes de fièvre souffreteuse sous le poids des vêtements sombres qui ne laissent rien deviner, provoquent violemment l'imagination, incitent à la vision soudaine d'une lente décomposition faciale sous le masque lueur aux reflets vineux. Céleste sursaute.

Partez.

Elle recule encore de quelques pas, poings tendus serrés pour se protéger ou offrir, qu'importe, un peu de chair à vif, peureuse, sacrificielle, dans le but obscur d'éviter les foudres soupçonnées de l'étrange interlocuteur ; les lèvres palpitantes incapables d'exprimer le trouble de ce contact visuel entre désaxés profonds. Thanatos gouvernail de ses moindres gestes s'immisce peu à peu au sommet des réflexions vagues, son corps tendu se crispe, petits spasmes lents dans les entrailles poisseuses de son estomac vide. Désarmée, impuissante, violente incapacité à jouer sur le registre commun de la violence. Comment communiquer ? Pourquoi persister à désirer la compagnie d'un être aussi vicieux, aux effluves au moins aussi malsaines que les siennes, dont les toiles de lumière agglutinées dévorant de sang frais sa laine blanche n'expriment rien de rassurant ? Le regard torve vire au gris lorsqu'au hasard d'un moment d'hébétement habituel, Céleste croise, dans le miroir en partie brisé, l'absence inadmissible de son propre reflet : seuls serpentent, dans le vide absolu des enchainements de psychés où rien ne se reflète, de longs filaments rougeâtres… Tétanisée, les petits yeux inquiets levés maladroitement vers l'ombre chuchotante qui attend son départ avec une rigidité implacable, la jeune femme est incapable de faire le moindre geste. Faut-il se confier au Loup dans l'attente dévouée d'une potentielle solution cannibale, ou se terrer, misérable et craintive créature larvaire, dans la crainte impatiente de la prochaine pulsion de mort ?

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Céleste
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Message Dim 18 Mai 2008 | 12:31  Répondre en citant

Etait-elle sourde ? Non, évidemment. Stupide ? Vraisemblablement. Voyons, elle était simplement perturbée. Il est si difficile de communiquer lorsque l'on ne sait pas ce que l'on a à dire. Fadaises ! Il ne s'y ferait décidément jamais. Sourde, muette et conne, voilà ce qu'elle était pour le moment, et qu'elle soit folle en prime ne changeait rien au résultat. Les nuances n'étaient que du verbiage de prétendus érudits, formés à couper les cheveux en quatre, prisonniers de concepts, sinon en impasse, du moins inutiles. Le Directeur croyait aux faits. Au tangible. Les mots ne sont là que pour décrire la réalité, pas lui précéder. Ils ne peuvent exister en dehors d'elle. Les jolies phrases sont des bouquets de fleurs : belles et puantes, mais mortes et stériles, amputées de leurs racines, condamnées à se déssécher et se faner, s'effriter et s'évaporer, comme les rêves le matin venu. Les dizaines de petits tentacules avaient progressé jusqu'à la taille du reflet de Céleste, étreignant ses membres pour y dessiner de fins barbelés.

Allait-elle se décider à soulager l'Asile de son existence ? Le Directeur fixait toujours aussi intensément Céleste, immobile. Voilà qu'elle cherchait un refuge, reculait encore, craintive, quémandeuse, soumise. La peur, toujours. Sale chienne ! Toi et tes semblables, ramassis d'ânes bâtés qu'on ferait mieux de tenir en camisole, en muselière, en laisse, au bout d'une corde enfin ! Le lacis cramoisi progressait sans empressement autour du buste de Céleste, se lovant au creux de son cou pour y dessiner comme un nœud coulant, roulant le long du tracé de ses cicatrices, emplissant de sang ses scarifications comme une rivière retrouvant son lit au printemps.

Et qu'elle cesse donc de lui tendre ses mains dégueulasses, il n'était pas son sauveur ! Qu'elle garde pour elle sa bourbe, elle pouvait bien s'en vider jusqu'à l'anémie, peu lui chalait. Arrière, détritus ! Je n'ai pas de pitié pour ceux qui ont perdu jusqu'au respect d'eux-mêmes. Mais vas-tu enfin te décider à faire disparaître tes chairs abjectes d'ici ?

Eh bien, que vous arrive-t'il ? finit-il par lui lancer, toujours aussi impassible, avec autant de compassion que de mépris.

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Le Directeur



Message Mar 20 Mai 2008 | 23:02  Répondre en citant

Une muette face à un mur, une dégénérée brute face à un enfant roi, en pleine possession de toute sa sadique suavité, de toute son avilissante compassion apparente. Des caillots mobiles, de répugnants réseaux d'insanités qui dégorgent lentement de l'ombre souveraine, dévorant peu à peu ses chevilles, hémostase brûlante animée d'une intention proprement infâme, garrottant ses bras raides et emplissant les abysses de ses cicatrices. Dans le miroir, enfin maîtrisée par les tissages complaisants, l'autre Céleste au sourire crispé se voit passer la corde au cou avec un spasme de plaisir ou de déception, de satisfaction extatique ou d'orgueil qu'on lui vienne ainsi en aide dans l'inachevable projet de sa vie parallèle, dans sa tentative de mettre en action ses fantasmes les plus morbides ; et son regard vide est parfaitement éloquent lorsque Céleste apeurée porte deux doigts ensanglantés à son cou.

Les mailles crépitantes se resserrent davantage encore, le visage boursoufflé du reflet dont seul les yeux luisants sauvent les traits brutaux s'enlaidit sous la pression des chaînes qui court-circuitent ses projets autant qu'ils y participent. Les mots rouges du Directeur glissent, jets pestilentiels enrobés précautionneusement du petit lait commun aux psychologues de pacotille, complaisance amère, sobre et pudique répugnance, ils s'infiltrent par les plaies des mains tendues de la jeune hallucinée et irriguent ses organes d'une douleur inacceptable, d'un ardent désir apparenté à celui de la violence absolue, pure, dépouillée des habituels artifices névrotiques ; à celui des sévices obscurs que promet le regard obstrué par la lourde capuche.

Une envie impérieuse et subite, une brusque décharge d'adrénaline. Boire la souffrance à même les plaies ouvertes, s'en gaver jusqu'à la moelle, s'en asphyxier dans le rejet implacable de sa propre personne. Briser les miroirs, tous, étendre le linge rouge et moite de la culpabilité sur chaque reflet vivace, pour que plus aucun écho ne trouve de réceptacle ; engluer chaque espoir de résilience dans la masse chaude du sang intarissable. Foncer poings tendus dans l'ombre du Directeur embrasé d'inconsistance, plonger dans ses entrailles vides, sentir le squelette nu frapper la chair vivante d'une jeunesse enrayée de stries roses, exploser dans un fracas sans nom, annihiler toute trace de ce miroir premier, originel, de ce mensonge brûlant planté sans un mot à quelques mètres et qui guette, vicieusement, analyse, maudit, régurgite, consciencieusement, la moindre foireuse tentative de purgation émotionnelle. Le reflet de la jeune femme, visage renversé veiné de boucles grasses et des sillons incandescents, potence imaginaire où elle se cambre avec allégresse et nargue de son simulacre de pendaison la jumelle enragée…

Céleste détourne le regard du miroir. « Petite putain. C'est toi qui as besoin d'aide, maintenant ? » Petite victoire trop brève, et puis la culpabilité en vague chaude, ancrage profond dans les rouages noueux de son esprit dégénéré. Ingrate. Gamine ingrate, frigide, tout juste bonne à se laisser tourmenter les jupons et les idées par sa soeur imaginaire, son reflet au sourire vengeur qui n'en termine pas de l'humilier, de s'agenouiller sous le poids de ses mesquineries putrides, de lui faire saisir à quel point elle est incapable de la moindre victoire sur elle-même. Incapable de mourir dignement, incapable de prendre possession de sa propre existence ; et toute cette violence vaine et jouissive, juste des sursauts nerveux de fillette pleurnicheuse que personne ne veut plus entendre. Ses mains ensanglantées retombent le long de son corps, armes vaines façonnées au fer rouge.

Pourquoi vous ne m'aidez pas ? Vous qui êtes persuadés de mon inutilité crasse, pourquoi êtes-vous incapables de me pousser à bout, de terminer ma tâche, d'achever la danse macabre une fois pour toutes ? Qui d'entre vous deux se dévouera enfin ?

Dans ses veines bouillonne une émeute naissante. Brève convulsion des membres nerveux sous le tissu rêche, Céleste avance, débraillée, sanglotante, enfantine boule de rage plus que mûre, trop pourrie déjà de sa rage sucrée, quelques mètres en quelques pas, pieds nus dans le vieux pantalon de pyjama bourbeux. Grondement sourd du sang qui martèle ses tempes, irrigue d'agressivité croissante et de désespoir la moindre parcelle de son esprit frustré, fébrile et saoul d'impuissance, voilà donc seulement le lot des impuissants, marcher droit, marcher vite, les poings transpercés de toutes parts prêts à rendre la pareille, la bouche crispée d'avaler mensonges et insanités à longueur d'années qui s'ouvre enfin, dans un rictus laid mêlé de sang et de larmes, pour vomir à vos pieds ce néant colossal, improbable, de n'être personne.

Les pieds blancs glissent dans la bourbe rouge qui encrasse le marbre impeccable, Céleste court, les poings serrés en avant et le front buté prêt à aller au bout de sa révolte incontrôlable et stupide, se laisse baigner de la chaleur malsaine qui croît à mesure qu'elle s'embourbe dans les filets rougeoyants et s'arrête finalement, visage haineux crispé de sanglots et de rage, agrippant d'une main crasseuse le tissu ample de la toge du Directeur qui la dépasse de plusieurs têtes et dont le visage indistinct est tourné vers elle.

Qui se dévoue, qui ? Vous peut-être ? Vous qui vous amusez tant de ce spectacle misérable ? N'hésitez pas ! Il faut bien que quelqu'un fasse le sale boulot !

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Céleste
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Message Mer 21 Mai 2008 | 1:41  Répondre en citant

Qu'est-ce qui lui prenait encore ?

Sans le quitter du regard, elle semblait se parler à elle-même, ou probablement à un de ses personnages imaginaires. Aucune importance. "Petite putain", le terme était certainement bien choisi. La clairvoyance était décidément sa seule qualité. Ou parlait-elle à son reflet ? Fallait-il être timbrée, pour parler aux miroirs ! Mais le Directeur avait eu vent de nombreux phénomènes étranges dans la verrière. Après tout… Pourquoi pas ? Voilà qu'il se mettait à délirer à son tour. Allons donc ! Des reflets qui parlent. Quelle ironie, lorsque l'original se voyait si limité ! Avait-elle au moins conscience d'avoir parlé à voix haute ? Toujours à l'insu de leur original, les mailles arachnéennes poursuivaient leur progression mécanique, sans hâte, le long des bras de Céleste, le long de ses joues, tressant sur ses pomettes et ses coudes des motifs ésotériques.

Non, elle ne pouvait s'être adressée qu'à elle-même. Le Directeur en arrivait justement à cette conclusion efficace et satisfaisante lorsqu'elle se remit à parler d'aide, d'inutilité et de… mort ? Quelle bonne idée ! Après toi, connasse ! Crève donc, et pense à balayer avant de… Comment ça, nous deux ? Non, voyons, c'était à elle qu'elle parlait, aux reflets de son imaginaire, il était parfaitement impossible qu'elle ait pu faire allusion à un autre Directeur. Absurde !

Un instant d'hésitation, et la voilà qui se précipite vers lui, pauvresse implorant grâce, damnée geignant pour sa repentance. Son mouvement de recul instinctif ne suffit pas, la folle est cramponnée à son vêtement. Arrière ! Dans un brusque sursaut de dégoût, il tente vainement de se dégager, mais la folle le tient fort, bien serré, près, trop près de lui. Il ne put que gronder de rage, tandis qu'il se voyait sermonner par cette déjection humaine. Parce qu'elle croyait qu'il s'amusait, alors ? Qu'il prenait du plaisir à subir la présence de ses internés ? Parce qu'elle croyait donc que le Directeur allait se charger lui-même du sale boulot ? Se salir les mains ? Il en aurait presque ri. Pour qui le prenait-on, à la fin ! Dans un ultime spasme, les émanations réticulaires de son reflet rejoignirent les mains de celui de Céleste, se fondant dans son sang, s'abreuvant du nectar de ses plaies dans lesquelles elles ne tardèrent pas à plonger, pleines d'une vigueur nouvelle, pour pénétrer tout en l'internée, atteindre jusqu'aux tréfonds de sa folie.

ROUGE

En un flash fulgurant, la verrière s'illumine tel un phare sanglant, ses miroirs ne reflétant qu'une teinte unique et brillante, insoutenable. Le Directeur ne voit que du rouge, n'entend que du rouge, ne sent que du rouge. Ou plutôt… Le Directeur entend une voix lui murmurer des promesses insensées, lui parler de libérté, de sacrifice. Le Directeur voit une baignoire. Un hôpital. Sent des fleurs. Entend cette voix, si familière et pourtant impossible à identifier, lui sussurer d'odieuses remontrances, l'inciter aux pires atrocités. Le Directeur voit son reflet, son petit reflet crasseux, à la coiffure brune et grasse, aux yeux d'un vert irréaliste, le railler ; il entend cette voix, toujours elle, crier dans le vide. Voit le cloître. Voit la verrière. Sent une présence masculine, un corps chaud et frissonnant contre le sien. Le Directeur a un orgasme. Le Directeur fracasse un miroir. Le Directeur a peur. Mal. Le Directeur a la peau qui le démange, le Directeur n'a pas assez de place pour tous ces désirs en lui, le Directeur voudrait être libre, mais le Directeur vit dans la peur, constamment, l'angoisse de lui-même, l'attente de son prochain crime, de sa prochaine punition. Le Directeur voit le Directeur. Le Directeur voudrait se confier au Directeur. Le Directeur voudrait frapper le Directeur. Le Directeur voudrait mourir. Le Directeur voudrait briser tous les miroirs.

L'espace d'une seconde, connecté à sa progéniture par ces fils licencieux, marionnettiste manipulé, le Directeur boit un concentré de Céleste. Ou l'inverse ? La lueur des miroirs s'intensifie jusqu'à l'aveugler pour disparaître aussitôt. Ne restent, des deux côtés des glaces, qu'une haute silhouette sombre à laquelle se cramponne une petite forme hirsute par le biais d'une soutane souillée, dernier lien subsistant entre eux.

Le Directeur reprit son souffle et répondit calmement :

As-tu seulement la certitude de m'emporter avec toi en disparaissant ? Est-ce que cela ne reviendrait pas au même si je prenais ta place ? Et si cela revient au même, c'est que je suis morte, alors pourquoi me craindre ?

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Il n'y a pas de droits d'auteur sur les tables du destin.
Le Directeur



Message Jeu 22 Mai 2008 | 17:34  Répondre en citant

Baillonnée, atrophiée, terrassée ? Transgressé, corrompu, profané ? Insanités hurlées au géniteur impitoyable, décharges d'oppression accumulée et ce mouvement de recul viscéral face à la furie suppliciée ? Non. Non, il ne subsiste rien de cela, il n'en a rien été : absence absolue de stigmates, rien que la soutane humide de sang entre les doigts qui se décrispent, ce silence balsamique comme un lange sur la verrière et qui en éponge toute la lumière, les hématomes incandescents, les souvenirs, qui en quelques secondes nettoie toute trace du combat écarlate. Fin des convulsions émotives, des ongles rasoir dans la chair inconsistante du premier venu, fin de l'hypertension permanente qui tenaille les entrailles hystériques. Silence. Obscurité inoffensive. La même trêve qui survient après un hurlement de douleur insoutenable, après la jouissance aiguë, la lutte, après les larmes et les entailles. La même torpeur narcotique. Silence répercuté sur les miroirs réalistes.

Colza, abeilles, pistolets à eau, buter toutes les petites cousines aux yeux verts, dans la mare tombée à la renverse pour achever le reflet, doute affreux, pour qui taper du pied au fond de la vase, pour qui renoncer à la métamorphose ? Narcisse s'angoisse des désirs orgiaques qui s'esquissent dans sa psyché. Le froid liquide, l'odeur terreuse, une main jumelle qui me tire vers le fond chuchotant ; pourquoi je n'ai pas peur ? Quelle est cette présence familière, ces rouages incandescents qui emprisonnent la meurtrière et me guident hors des profondeurs puantes et immobiles, malgré moi, malgré l'instinct morbide de l'enfance ?

Immobile, trempée de sueur, le souffle saccadé comme un nourrisson qui a pleuré trop longtemps, Céleste relâche la pression. Vertigineux apaisement. Du coton dans les jambes, recouvrement brusque d'une paix intérieure bannie depuis des années. Perdre le contrôle. Accepter de perdre le contrôle sans craindre la mort, la souffrance, le néant, juste cesser pour un instant d'alimenter le conflit intérieur. Se laisser glisser, tomber à genoux dans les plis du manteau, le visage plongé dans les sèves rouges et tièdes qui s'agrippent encore au tissu, laisser se dissoudre toute émotion, tout sentiment contradictoire, toute brutalité. Pas de caresse et pas de coups, pas d'inutile geste conciliant, rien que le silence onctueux et la haute silhouette droite, vibrante encore, immobile chaleur indistincte, elle ne sait pas s'il l'observe, si elle le répugne encore ou l'indiffère, cela n'a plus aucune importance puisqu'il l'accueille dans le sein obscur et calme de la mémoire commune.

Jamais hurler assez fort pour satisfaire l'autre qui me pousse à strier ma chair, à chercher d'autres violences contre lesquelles me fracasser. De corps inconnus s'écoulent les sangs de ma punition. Je ne suis pas jolie, juste plus jeune que les autres. Des murs pour séquestrer, des murs pour enfreindre, des murs pour résister. Pourquoi je ne pleure plus ? La rage s'évanouit dans la tiédeur rougeâtre du guide invisible qui absorbe, à ma place, toutes les douleurs du passé. Le déchaînement des pulsions, la liberté promise par tant de souffrance contenue, réprimée, ravalée sans cesse, les injures et les humiliations, les coups et les morsures, les ecchymoses tentatives de tendresse. Je vois encore, encore une fois, je sais. Mais je ne ressens plus ce dégoût, cette honte paralysante, balayés par une onde de résilience. C'est donc toi l'ultime protecteur ? Invisible omniscient, lucidité inaccessible ?

La luminescence grenat s'est retirée, emportant avec elle le flux de fièvre et de souvenirs fébriles, aspirant en Céleste toute résistance, tout besoin instinctif de défense massive. Il fait frais dans les plis épais de la toge sombre, dans le linceul amniotique du père silencieux. Les sèves rebelles ont séché. La jeune femme relève vers le Directeur un visage rond barbouillé de sang et de larmes coagulés mais apaisé, enfin rendu à sa jeunesse, à sa molle pâleur féminine.

… Alors pourquoi me craindre ?

Elocution sèche, distante du maître des lieux et pourtant… Les mots palpitent sous ses côtes, ils transpirent de sa chair, issus tout autant de lui que d'une lointaine partie d'elle-même qui a survécu miraculeusement à la division primaire, un refuge de clairvoyance et de sérénité seulement effleuré jusqu'alors. Menacée, inquiétée, retranchée ? Agresser, détruire, enchaîner ? Non, plus de certitude sur ces sujets obscurs, plus de craintes insensées derrière lesquelles cacher la petite fille terrorisée par ses cauchemars et ses fantasmes. Entendues les prières sanguinolentes. Ecoutée l'enfant sale, ingrate, bestiale, rescapée la putain au service de sa conscience tyrannique. Céleste se relève et dévisage le Directeur masqué, tend une main sale vers son visage, se reprend, plonge les lèvres à la recherche d'un menton, d'une joue, d'un os à embrasser, mais ce qu'elle embrasse n'a rien à voir avec tout cela, avec les sens communs, c'est tout à fait différent et dans l'instant elle l'oublie, n'en garde qu'une troublante trace indolore, inodore, sans doute pas incolore. Puis elle s'avance vers son reflet, les mains tendues derrière elle.

La chambre blanche, lumière sur les pupilles éradiquées par les anesthésiques. Le parfum d'un bouquet sur la table. Dans le couloir les silhouettes distantes des soignants, cachets en main et compassion synthétique. La fenêtre, close. Ton visage reflété qui ne sourit pas, qui n'irradie pas de sa démence habituelle, tes lèvres s'ouvrent pour prononcer quelques mots, la phrase rouge que tu arraches à mes méninges désaxées.

Céleste contemple Céleste, reflet ombragé par la hauteur impérieuse du Directeur en retrait. Ses traits interrogateurs et sereins, détendus malgré les auréoles brunâtres qui la tâchent encore aux lèvres et au cou, n'expriment rien de plus que le visage réel. Les petites mains rudes se collent sur le miroir, les doigts sales s'agrippent aux doigts froids et lisses, la jeune femme plaque son front contre la paroi. Entendue, l'enfant sale, la petite putain tyrannique. Ecoutées, les prières ingrates et bestiales. La même trêve qui survient après un hurlement de douleur insoutenable, après la jouissance aigüe, la lutte, après les larmes et les entailles, s'étend sur le reflet immobile.

Oui, prends ma place, prends ce que tu veux, cesse de me nourrir de ma peur comme une condamnée, je n'ai plus faim de tout ça, c'est de toi dont j'ai envie, de nous, je ne veux plus être un spectre, prends ma place, divise ma souffrance, mes hantises, divise le poids de ma culpabilité, laisse moi t'appartenir et boire à tes veines, je ne veux plus être seule, je veux t'embrasser, laisse moi t'accueillir, toi que je déteste plus que tout, ma haine et mon enfance, je veux te réapprendre, je veux stopper l'hémorragie, ça fait trop longtemps que je n'existe plus.

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La violence sucrée de l'imaginaire console tant bien que mal de la violence amère du réel.
Céleste
Schizophrène


Message Mer 28 Mai 2008 | 21:07  Répondre en citant

Retour brutal à la réalité. Chaleur, chair, baiser humide, voilà qu'on venait violer ses retranchements, nom de Dieu, son visage ! Putain de transfert !

Céleste quittait enfin le Directeur, le laissant frissonnant, incertain. Une décharge d'humanité avait couru à travers ses filaments. L'avait grisé, choqué, tétanisé. Pire que tout, abomination suprême, il avait tendu la joue… Tendu la joue ! Mais non, voyons, c'était la folle en lui qui avait tendu la joue, ce n'était pas lui, pas lui, ce n'était que la folle qui l'avait habité un instant, cette narcissique perverse et auto-érotique qui avait voulu s'embrasser elle-même en l'utilisant lui, en s'emparant de lui, en l'habitant, le possédant, la salope, la salope ! Et il a avait senti ses lèvres. Il l'avait embrassée. Non, c'était elle qui l'avait embrassé. Ils s'étaient embrassés. Non, seulement elle ! Non, non et non !

Il secoua la tête avec fureur. Et voilà maintenant que non contente de ne voir qu'elle-même en lui, elle se tournait vers le premier miroir venu. Toujours plus, il leur en fallait toujours plus, leur égocentrisme ne connaissait pas de limites. Des trous béants, sans fond, insatiables, puits d'ignorance, de bêtise, d'animalité enfin. Ils n'admettaient l'autre que comme terrain de jeu, que comme reflet d'eux-mêmes. Ils ne savaient pas voir autre chose qu'eux-mêmes, s'adresser à d'autres qu'à eux-mêmes. Prisonniers de leur solitude leur renvoyant leur propre reflet à l'infini. Une petite verrière, dans l'esprit de chacun. Oui, c'était elle-même qu'elle avait embrassé. Pas lui. Lui, on s'en foutait bien ! Lui n'était bon qu'à réparer leurs conneries.

Ce qu'il fit. Un plissement d'yeux, et le miroir brisé était remplacé. Ah, mais je vais t'en donner, moi, de la folle ! Tu t'aimes, hein ? Tu te veux, hein ? Eh bien en voilà, des folles ! Amuse-toi !

Rien ne se produisit. Deuxième tentative, toujours aussi infructueuse. Le Directeur s'impatiente, ses gestes se font plus vigoureux, et ce sont de grotesques effets de manche qui ponctuent dans son dos la réconciliation de Céleste avec elle-même.

Il la rejoignit à grandes enjambées et l'accosta avec agacement : Mademoiselle, s'il-vous-plaît, ne touchez pas aux glaces, colère : enfin, avez-vous vu l'état dans lequel vous vous êtes mise ? et enfin pure sollicitude : vous devriez faire quelque chose pour vos mains…

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Il n'y a pas de droits d'auteur sur les tables du destin.
Le Directeur



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