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L'Asile
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Message Lun 31 Déc 2007 | 16:10  Répondre en citant

Non, non, je ne veux plus, je ne veux plus…

Un couinement misérable rebondit entre deux arbres comme le vol d'un moustique, fragile et lancinant.

S'il te plaît… tu ne peux pas…

A genoux, à quatre pattes même, une silhouette frêle tapie derrière un rideau de cheveux ternes.

Arrête, s'il te plaît… Tu ne dois plus me demander…

Un sanglot étranglé dans un renâclement interrompt sa phrase. Est-ce une larme ou un filet de morve qui étincelle dans la brume sombre ? S'étire, se rompt, pour se dissoudre avant même d'avoir touché terre, goulûment bu par la brume.

Je t'en prie, je ne peux pas, je ne peux pas…

La terre nue, sans herbe, sans pierre, sans relief. La terre plate, battue, lissée par toutes ces caresses, par toutes ces prières, toutes ces interminables pleurnicheries, ces heures passées à quatre pattes à glapir sur ton triste sort, Sophie, pauvre Sophie, ces heures à polir une tombe sans stèle.

Tu sais que… tu sais que ce… n'est… pas bien… ce n'est… ça ne peut pas… je ne peux… pas…

Bouillie de larmes, de chevrotements, de glaires et de sang, voilà ta vie, Sophie. Une tombe sans stèle. Un trou sans dalle, une litanie sans mémoire. A qui parles-tu, Sophie ? Qui donc te susurre ce doux poison, qui donc attise le feu de ta culpabilité de bois si vert que ce sont tes os qu'on croit entendre craquer ?

Je ne… je ne veux… non… non, arr… tu ne dois… plus… arrête…

Purge ta peine, Sophie. Paye pour ton crime, Sophie. Endure mille maux, Sophie. Ta pénitence, c'est d'exister.

Arrête… arrête… arrête… arrête…

Et s'éteint, comme une allumette qui se consume, dans un crépitement pathétique et silencieux, sans étincelle, absorbée, étouffée, dévorée par la brume insatiable, avide de peine et de souffrance, cupide d'horreur et de vilénie.

Vautrée à même le sol, Sophie reste longtemps là, affalée à plat ventre, le corps secoué de sanglots à lui soulever le cœur, s'écorchant les doigts dans la terre, s'écorchant l'âme dans la brume qui la drape de néant, comme une mère bordant son enfant pour qu'il soit bien au chaud sous sa douleur, brasier de honte et de remords.

Sophie est-elle donc la seule à entendre la supplique des morts ?

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La mort est le plus profond souvenir.
Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
Mélancolique


Message Dim 20 Avr 2008 | 12:20  Répondre en citant

Tu veux que je te lise une histoire ?

Pas de réponse.

Il y avait une fois un roi et une reine qui vivaient dans un grand caveau…

Les contes que l'on pouvait trouver à la bibliothèque étaient bien loin de Grimm et de Perrault, mais comment Sophie aurait-elle pu le savoir, elle qui était née et avait grandi entre les grilles opaques de l'Asile ? Il en était de même pour Melan, qui n'entendrait jamais parler de haricots magiques, de grands méchants loups, de quenouilles, bobinettes, chevillettes et autres merveilles d'une technologie chimérique.
Pour autant, le petit Autiste s'était toujours abstenu de tout commentaire sur les histoires que Sophie avait pu lui raconter. Les histoires qu'elle tenait de sa Mère-grand…

— Bonjour, Sophie ! Bonjour, Melan ! Comment vas-tu ?

Pas de réponse.

Bonjour, Mère-grand ! J'étais justement en train de lui lire Le Prince de Mi-crâne !

— Encore ! C'était ton histoire préférée quand tu étais petite, te souviens-tu ? Tu voulais qu'on te la lise tous les soirs ! Marc et toi jouiez sans cesse au Prince et à la Princesse dans le cimetière…

Babil sénile et passéiste, radotages réconfortants, les mêmes histoires, toujours, incessamment réécrites au coin d'un banc ; Sophie n'écoutait même plus, bercée par la voix si familière de Mère-grand. Elle observait Melan, assis dans l'herbe, immobile et muet. Cataleptique, c'est ce que le Psychiatre lui avait dit quand elle lui avait porté l'enfant. Il s'était montré très compréhensif, comme toujours ; mais Sophie n'avait pas voulu suivre ses conseils. Sophie n'aimait pas le laisser en compagnie des autres enfants.

Elle avait l'impression de ne pas pouvoir l'atteindre, de ne pas vraiment exister pour lui. Quoi qu'elle fasse, elle n'obtenait aucune réaction de sa part. Plus que de la docilité, l'enfant lui manifestait une parfaite indifférence.

Il n'était pourtant pas plus expressif envers ses congénères, mais… Sophie sentait qu'il se produisait alors quelque chose de différent. Elle aurait juré alors voir ses yeux briller, comme l'étincelle d'une prise qu'on fiche dans un mur. Branché, oui, connecté, dans une communion silencieuse et inconcevable. Elle savait comme pouvaient être les Autistes. Ceux-là n'avaient pas besoin de mots. Elle imaginait Melan leur raconter tout ce quelle aurait souhaité qu'il lui dise, leur parler de ses jeux, leur répéter les histoires qu'elle lui lisait, leur dire ce qu'il ressentait enfin ; le tout sans un mot, sans un geste, sans un froncement de sourcils. Dans un silence plein, le silence de ceux qui ne font pas partie de ce monde. Un cimetière recelait plus de vie, oh, comme Sophie le savait !

Mais Sophie ne pouvait qu'imaginer tout cela. Elle ne pourrait jamais réellement savoir ce qui se passait dans l'esprit de Melan, ni ce qui se passait quand ils étaient ensemble. Les Autistes étaient si étranges. Si imperturbables. Même les morts faisaient plus de bruit, oh, comme Sophie le savait !

Mère-grand était partie, partie depuis longtemps déjà. Retournée à la poussière, lentement, sans un mot de protestation, tandis que l'attention de Sophie l'avait abandonnée pour retourner à ses réflexions au sujet des Autistes, Famille maudite, Famille honnie.

On rentre ?

Pas de réponse.

Sophie prit la main de Melan et le guida, à contrecœur, à la lumière du jour, vers ses camarades. Elle répugnait à le laisser sortir du cimetière, à le laisser en compagnie des autres enfants, dans ce silence nucléaire qu'elle leur jalousait. Un silence si paisible. Plus paisible que la mort, oh, comme Sophie le savait !

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La mort est le plus profond souvenir.
Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
Mélancolique


Message Mar 29 Avr 2008 | 17:24  Répondre en citant

Allez, s'il vous plaît, je peux jouer avec vous ?

Toujours pas de réponse.

Comme tu es jolie aujourd'hui, petite Sophie ! Ta Mère-grand t'a fait des tresses. C'est jour de fête : le jour de ton anniversaire, l'anniversaire du jour où on vous a trouvés, Marc et toi, dans le cimetière. Deux bébés d'une blancheur de marbre, enlacés dans un couffin aux riches ornements, un blason brodé sur chacune de vos langes : les deux moitiés d'un crâne.

Tu aimerais tant pouvoir jouer avec les autres enfants, petite Sophie ! Tu n'as comme seul ami, comme seul compagnon, que Marc. Sept ans aujourd'hui, sept ans Sophie, que tu joues avec Marc dans le cimetière. Tu aimerais tellement qu'il puisse en sortir, et jouer avec toi dans le parc, dans la verrière, partout ! Tu aimerais tellement qu'il t'aide à convaincre les autres enfants de te laisser les approcher.

Mais les Autistes n'admettent aucun intrus. Incorruptibles, inébranlables, les petits enfants muets sont autant de briques soudées en une muraille infranchissable. Prison de silence, cloître à l'envers : te voilà emmurée au-dehors, incapable d'entrer dans leurs jeux, dans leurs vies. Contrainte à te replier dans ton cimetière, le cimetière où tu es née, Sophie, le cimetière où avec Marc vous jouez toujours au même jeu, toujours les mêmes rôles : le Prince et la Princesse de mi-crâne.

Pourquoi vous ne voulez pas me parler ?

Pourquoi insister, Sophie ? Tu n'obtiendras rien d'eux, jamais. Depuis longtemps déjà, tu te heurtes à leur silence, tu te cognes à leur herméticité implacable, tu te blesses à leur indifférence. Renonce, Sophie, oublie-les, Sophie. Tant de gens parmi ta Famille ont pitié de toi, tant ont cherché à te consoler, t'ont proposé de jouer avec eux !

Mais tu veux qu'ils te regardent. T'écoutent. T'acceptent.

Ah, pauvre petite Sophie… Tu as déjà tenté de forcer le passage. Tu as déjà tenté de supplier. Tu as geint, tu as crié, tu as pleuré, tu as frappé, tu as griffé, mordu, frappé encore. On n'a répliqué qu'à grands coups d'immobilité, tu as dû encaisser de cruels revers de mutisme.

Aujourd'hui plus que tout autre jour, tu veux te montrer digne de l'âge de raison. Tu veux qu'on te respecte. Alors, lasse, forte de la sagesse que te confère ton âge, tu ne crieras pas, tu ne frapperas pas. Tu te dirigeras simplement vers eux, dans le but de t'asseoir parmi eux, de comprendre enfin, peut-être, de partager avec eux ce silence si riche, si dense. Peut-être qu'en te greffant à leur cercle étroit, tu seras parcourue par ce courant, peut-être rejoindras-tu cette communion muette aux relents d'éternité, une éternité plus vaste que la mort, mais cela, tu ne le sais pas encore, petite Sophie…

Mais, sans un bruit, lentement, le cercle se resserre, pour t'empêcher d'y entrer. Les petits Autistes, sans t'accorder un regard, sans se retourner, sans pourtant te voir ni t'entendre dirait-on, se serrent les uns aux autres, se condensent dans une Eucharistie dont tu es exclue, impie, hérétique. Ils ne semblent même pas bouger, se déplacer. Est-ce une hallucination, une vue de ton esprit ? Tu n'entrevois désormais plus aucun espace où te faufiler, aucun interstice au sein de cette fusion où t'introduire, Sophie, petit corps étranger, indésirable.

Pourquoi vous faites ça ? Je vous ai rien fait…

Est-ce bien vrai, Sophie ? Rappelle-toi des injures, des coups que tu leur as lancés de par le passé. Mais je te l'accorde, petite Sophie, bien avant cela, on n'a déjà pas voulu de toi… Que vas-tu faire, alors ? Du haut de tes sept ans, vas-tu encore supplier, vas-tu crier, cracher, feuler, griffer ? Non, tu as décidé que tu étais au-dessus de ces choses-là désormais. L'âge de raison, premier pas vers l'âge adulte, fait naître en toi une dignité nouvelle, une maîtrise insoupçonnée de tes sentiments.

Les membres de ta Famille, tout affectueux qu'ils soient, ne peuvent pas comprendre, ne peuvent pas suturer cette blessure à ton orgueil, ne peuvent pas combler cette espèce-là de solitude. Mais c'est d'eux que tu es proche, d'eux que tu dois te montrer digne. Ce sont eux qui t'aiment, Sophie, eux qui prennent soin de toi, eux qui souffrent avec toi. Tu répondras donc au silence par le silence, à l'indifférence par l'indifférence, au mépris par le mépris. Tu rendras coup pour coup, tu rendras chaque blessure, chaque humiliation que l'on t'a infligée, tu rembourseras ton lot de souffrance, foi de Sophie, intérêt et capital.

Tu leur arracheras ta vengeance.

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Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
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Message Mer 16 Juil 2008 | 0:46  Répondre en citant

— Tiens, prends ça ! Et ça !

A l'aide d'une épée en bois, un petit garçon tentait de débiter la poix épaisse en quartiers.

Ouais, vas-y ! Découpe-le en rondelles ! l'encourageait une petite fille. Phénomène étrange, la brume donnait l'impression de se prêter à leurs jeux, semblant s'épaissir face au garçon jusqu'à, peut-être, pouvoir deviner une forme humaine. Et était-ce une armure de vapeur qui scintillait autour de lui ? Ou ne s'agissait-il que d'un effet d'optique, comme pour la robe richement ornée que paraissait porter sa partenaire de jeu ? Car ce n'était pas le cas, n'est-ce pas ?

Son adversaire occis après quelques vaillantes estocades, le preux chevalier ramassa ses ossements en guise de trophée. Il les emporta avec sa mie vers un caveau à l'écart, où ils les déposèrent respectueusement dans une tombe de marbre grande ouverte, puis le garçon escalada un trône fait d'autres ossements :

— Le Roi est mort, vive le Roi !
Vive le Roi de Mi-crâne !

Une voix claire se fit faiblement entendre : A table !

Vite ! Descendre du trône, le démonter et remettre les ossements en place dans la tombe, dissiper les parures de brume, refermer le caveau et s'en éloigner discrètement. Dans la Famille de Sophie, on ne plaisantait pas avec les dépouilles, des dignes comme des indignes. Main dans la main, les deux profanateurs vinrent à la rencontre de la trouble-fête.

Mère-grand ! Est-ce qu'on pourrait déjeûner dans le cimetière pour être avec Marc ? S'il-te-plaît !
— Si tu veux ma chérie. Mais après manger, il faudra aller faire tes devoirs à la bibliothèque.
— Oh non ! plaidèrent en chœur les enfants.
S'il-te-plaît ! Pourquoi est-ce que je ne peux pas les faire ici ?
— Sophie, tu sais bien qu'aucun livre ne doit sortir de la bibliothèque, ce ne sont pas des jouets ! Tu pourras montrer ton travail à Marc ensuite si tu veux !
C'est pas juste !
— Je sais, Sophie. Allons manger, d'accord ?

Mère-grand était honnête : elle était un peu injuste avec Sophie. Il aurait été facile d'organiser ses devoirs autrement, de recopier quelques livres. Après tout, elle voulait juste lui apprendre à lire et à écrire, aucun précepteur n'était là pour fixer d'horaires, ni de délais. Mais Mère-grand se faisait du souci pour Sophie. A son goût, elle passait trop de temps dans le cimetière. Ça ne pouvait pas être sain pour une enfant. L'atmosphère des lieux avait quelque chose de rassurant, mais dans le même temps, d'étouffant, l'immobilité, la monotonie, le sous-entendu implacable des tombes, c'était parfois à rendre fou. Les enfants la tirèrent de sa rêverie :

— Mère-grand, raconte-nous l'histoire !
Oh oui, s'il-te-plaît !
Il était une fois un Roi et une Reine qui vivaient dans un grand caveau…

Malgré leurs efforts pour faire traîner le repas, les au-revoir furent difficiles. Mère-grand détestait avoir à séparer les enfants, mais elle pensait faire au mieux. Elle croyait que pousser Sophie hors du cimetière l'aiderait à nouer des liens avec les autres enfants de l'Asile : elle ne jouait jamais qu'avec Marc, et toujours au même jeu, le Prince de Mi-crâne. Cette obsession inquiétait beaucoup Mère-grand. Elle semblait prendre ses racines très profondément, dans leur naissance, peut-être même plus loin encore.

— Allez Sophie, on y va ? Tu reviendras tout à l'heure !

Sophie ne répondit rien, la gorge nouée. Mère-grand la prit par la main : A tout à l'heure, Marc !

Tandis qu'elles s'éloignaient, Marc redevint peu à peu poussière. A tout à l'heure, Marc !

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Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
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Message Mar 28 Oct 2008 | 23:29  Répondre en citant

Allez Melan, on y va ?

Pas de réponse.

Comme tu es mignon aujourd'hui, petit Melan ! Sophie t'a mis un beau costume, tout noir, pour aller avec tes yeux. C'est jour de fête : le jour de ton anniversaire, l'anniversaire du jour où Sophie t'a trouvé dans le cimetière, et chez les Mélancoliques, on a pris soin de te réserver le même accueil et les mêmes soins qu'à Sophie, dont l'histoire si singulièrement proche de la tienne aurait dû vous rapprocher. D'ailleurs, c'est elle qui s'est proposée pour t'adopter, comme l'avait fait sa Mère-grand pour elle. Sais-tu Melan, que celle qu'on appelle Mère-grand est justement celle aussi qui a trouvé Marc et Sophie dans le cimetière à l'époque, et, bien qu'elle soit morte avant ta naissance, sa bonté et sa générosité imprègnent encore la communauté des Mélancoliques, comme si elle ne l'avait pas complètement quittée… C'est grâce au noble cœur de Mère-grand que les Mélancoliques te considèrent comme un des leurs, toi, un petit Autiste, car chez les Mélancoliques, on respecte les choix de chacun, et la souffrance de tous.

Mais parlons de choses joyeuses, aujourd'hui, Melan ! Aujourd'hui, c'est jour de fête, c'est le jour de tes sept ans, le jour de l'âge de raison ! Tout l'après-midi, un banquet a été organisé en ton honneur, car c'est la tradition pour les membres de la Famille, et après quelques verres, certains se sont risqués à dire sur le ton de la plaisanterie que cet événement serait l'occasion idéale pour toi de prononcer tes premiers mots, que, peut-être, tu avais attendu l'âge de raison pour prononcer des paroles pleines de sagesse ? N'écoute donc pas ces railleries, Melan, leur but n'est pas de te blesser, oh non, ce sont des intrigues politiques qui ne te concernent en rien, tout le monde t'apprécie beaucoup parmi les Mélancoliques…

Et c'est Sophie qui a soufflé les bougies à ta place, Melan, comme chaque année, car à toi, ces festivités ne font ni chaud ni froid, et à toi, les souhaits n'inspirent rien. Le goûter s'est prolongé tard, mais heureusement, Sophie savait, malgré ton impassibilité impénétrable, où tu aurais préféré être. Alors, un peu à contrecœur, Sophie avait quitté pour toi la fête, et t'avait, à contrecœur toujours, emmené voir tes petits amis Autistes, avec lesquels tu ne fais jamais rien de plus que ce que tu fais tout seul, mais avec lesquels tu es heureux, et ça, Sophie le sait, Sophie le voit, Sophie le sent, et malgré le déchirement qu'elle a de voir que ces petits enfants aussi impassibles que toi semblent te procurer plus de bonheur que tous les soins qu'elle te donne, elle te porte vers eux, parce que ce qu'elle veut, c'est que tu sois heureux, que tu ne sois pas seul, isolé, rejeté comme elle l'a été… Sais-tu qu'à l'époque, Sophie avait toujours gardé pour elle sa solitude ? Peut-être que si Sophie avait parlé de ses malheurs à Mère-grand, celle-ci aurait tenté de lui faire passer moins de temps avec Marc ? Mais comment trouver le courage de séparer une petite fille de son frère ? C'est ce courage que Sophie n'a pas, Melan, le courage de te priver de ceux avec qui tu te sens bien, le courage de te priver de tout ce qu'elle n'a jamais eu à ton âge. Pourtant Sophie préférerait de loin t'emmener jouer dans le cimetière avec elle et Marc, le cimetière où sont tous ses bons souvenirs et où elle se sent si bien — mais Sophie, au fond d'elle, sait bien que tu n'y es pas heureux, et Sophie sait aussi que ce n'est pas un bon endroit pour un petit garçon. Sans le vouloir, Melan, tu as séparé Marc et Sophie, depuis ta naissance, Sophie passe beaucoup moins de temps dans le cimetière, et on n'y voit plus jamais Marc auprès d'elle, eux si complices, si inséparables !

Sais-tu, Melan, que Sophie se meurt à l'intérieur de ne t'avoir jamais arraché ne serait-ce qu'un sourire ? Sais-tu que tu lui rappelles furieusement Marc au même âge, qu'elle voudrait te voir courir, sauter et danser comme lui ? Comme ils ont été heureux à cette époque, et comme Sophie pleure maintenant ! Oui Melan, ce que tu ne sais pas, c'est que celle que tu n'as jamais appelé Maman se le rappelle chaque fois qu'elle croise ton regard vide, tu ne sais pas qu'elle pleure souvent après t'avoir porté au lit, et Sophie pleurera encore ce soir après t'avoir bercé, après t'avoir raconté cette histoire qu'elle connait jusqu'à la moindre virgule, Le Prince de Mi-crâne, après t'avoir chanté des chansons, Sophie pleurera en repensant à ses sept ans à elle, en repensant à Marc, en repensant à toi et à tes petits amis qui à l'époque, sans vraiment penser à mal, ne lui ont pas ouvert de porte le long du couloir étroit du fatum, l'ont, en quelque sorte, poussée, ou du moins ne l'ont pas retenue, sur le sentier de l'infortune, scellant par-là même son destin comme le tien.

Sais-tu, petit Melan, que tu ne passeras jamais la nuit ?

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Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
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Message Ven 31 Oct 2008 | 0:43  Répondre en citant

Par-dessus le silence des feuilles bruissant les unes contre les autres, par-dessus le mutisme de la brume toujours opaque et immobile, faible, lointain, un sanglot parvint à se faire entendre. Discret, timide, isolé et unique. Sophie s'essuyait les yeux devant une stèle toute neuve : Agathe Lefèbvre, mère et matriarche aimée et respectée. Puisse son souvenir encore longtemps guider Sophie dans ses errances ! A cent-quatre ans, Mère-grand avait rendu son dernier souffle et s'en était retournée à la terre qui l'avait enfantée. Sophie ne parvenait pas à se raisonner, ne parvenait pas à se convaincre qu'elle n'était pas responsable de sa disparition, que ce n'était pas son aveu qui avait eu raison de la santé pourtant étonnante encore de Mère-grand. Mais qui aurait pu la rassurer, à moins d'entrer dans la confidence ? Sophie était désormais seule face à son secret, sans personne pour l'aider à en supporter le fardeau. Marc n'avait donné signe de vie depuis plusieurs semaines déjà. Sophie n'était de toute façon pas sûre de vraiment désirer le voir. Oh, si seulement Mère-grand avait pu être encore en vie… Qui la soutiendrait dans ce qui l'attendait ? Un nouveau sanglot lui échappa.

— Sophie… Ma Sophie, sèche tes larmes… Ta Famille sera toujours là pour toi…

Sophie releva la tête en sursautant avec violence, et n'en crut pas ses yeux : Mère-grand se tenait là, devant elle, plus rayonnante que jamais. Voilà qu'elle avait des visions ! Mère-grand eut un sourire compatissant devant la mimique éberluée de l'adolescente.

— Allons, Sophie, n'as-tu pas encore compris ?
Mais, compris quoi ? Tu es morte, c'est impossible… Je deviens folle !
— Oui, Sophie, je suis morte. C'est toi qui me rends à la vie. Tu ne vois pas ?
Non, non, je ne vois pas, c'est impossible, je…
— Calme-toi, Sophie, allons nous asseoir, tu veux ?

Les jambes fébriles, Sophie se laissa guider en silence par la morte.

— Tu auras bientôt quinze ans… Il est temps que tu saches. Je regrette de n'avoir pas pris le temps, de n'avoir pas trouvé le courage plus tôt, de t'aider à prendre conscience de tes capacités, de te donner des armes pour te protéger, je suis tellement désolée, Sophie, je n'avais pas le courage de briser ton rêve, je ne pouvais pas… Sophie, je suis désolée, pour ce que je n'ai jamais fait et pour ce que je m'apprête à faire. Rappelle-toi que je n'ai jamais voulu que ton bonheur… Rappelle-toi qu'il te reste toutes tes autres mamans, ta Famille ne t'abandonnera jamais, quoi que tu fasses, tu appartiens aux Mélancoliques, ma chérie, pour toujours.

Mère-grand marque un temps, tirant nerveusement sur sa bague.

— Sophie, tu sais, certains nous racontent, du moins, certains disaient, surtout du temps de ma jeunesse, que l'Asile n'a pas toujours été divisé, qu'il a connu la paix, cette époque, je ne l'ai jamais connue, et que ce qu'on raconte soit vrai ou non n'a pas d'importance. Il faut que tu saches, que lorsque les Familles se sont divisées, chacune s'est appropriée une pièce dans l'Asile, un quartier général en quelque sorte, un endroit où ils peuvent se réfugier, un endroit qui les représente et qui les accueille. Un endroit dans lequel leurs pouvoirs sont différents. Cet endroit-là, Sophie, pour nous les Mélancoliques, c'est le cimetière. Et dans le cimetière, nous Mélancoliques avons le pouvoir de rendre les morts à la vie. Et plus encore. Voilà pourquoi je suis ici avec toi, Sophie, parce que tu m'as ressuscitée, ceci est ton œuvre, et c'est ton pouvoir. Je sais que tu hésites à me croire, mais tu comprendras quand… quand… Sophie, je dois te parler de ta naissance. Tu sais, nous t'avons toujours dit que nous vous avions trouvés, ton frère et toi, au sommet d'un tas d'ossements en forme de trône, tu te rappelles que sur vos langes se trouvaient la moitié d'un crâne pour chacun, c'est pour ça que tu as voulu que je te lise cette histoire, Le Prince de Mi-crâne, depuis toujours… Avec Marc, vous… vous ne juriez que par ça… Mais, ma chérie… quand on vous a emmenés, toi et ton frère… Quand nous sommes sortis… du cimetière… Sophie, tu sais que Marc ne peut pas sortir du cimetière…

Mère-grand attendit que Sophie comprenne. Et après quelques minutes, Sophie comprit, ou plutôt admit ce qu'elle avait toujours su, et de nouvelles larmes roulèrent sur ses joues pâles. Mère-grand la prit dans ses bras.

— Je suis désolée ma chérie, je m'en veux tellement de n'avoir jamais trouvé le courage… Vous étiez… Vous étiez si proches, si… Je n'ai jamais réussi, j'avais peur que tu n'oses plus le ressusciter ensuite, et tu n'avais que lui, que lui… J'avais défendu quiconque de te parler de nos dons… Oh, Sophie, je savais bien comme tu étais malheureuse, comme tu as essayé de te joindre aux autres enfants, j'ai vu comme tu as souffert, et toi, si courageuse, tu ne m'en as jamais parlé, tu ne t'es jamais plainte… Comprends-moi, Sophie, je t'en prie…

Mère-grand acheva sa phrase dans un soupir avant de retourner à la poussière. Sophie, bouleversée, l'avait rendue au néant sans même s'en apercevoir. Pourquoi, pourquoi le lui avoir caché, pourquoi lui avoir laissé croire que son frère était en vie, pourquoi n'avoir jamais intercédé auprès des petits Autistes si elle avait eu conscience du rejet qu'elle subissait ? Pourquoi avoir eu cette lâcheté, d'avoir attendu l'excuse de la mort pour lui avouer tout sans avoir à craindre de représailles ?

Sophie ne savait plus quoi penser, peut-être, peut-être que tout ceci n'avait été qu'une hallucination, peut-être que sa tristesse l'avait submergée, qu'elle s'était endormie ou juste qu'elle avait fait un rêve éveillé, qu'elle avait vu ce qu'elle voulait voir ? Sophie reprit progressivement son calme. Afin d'être fixée, elle fit une tentative. Elle se concentra sur la pensée de Mère-grand et, lentement, vit cette dernière apparaître devant elle, gagnant progressivement en consistance. Sophie inversa immédiatement le processus, et, dans un souffle (désolée…), Mère-grand disparut de nouveau. Sophie cacha son visage dans ses mains, secouée de hoquets silencieux.

Après quelques minutes, elle se ressaisit et Mère-grand retrouva sa place à côté d'elle, sur le banc.

Mère-grand… Tu as dit qu'on pouvait faire plus que ressusciter les morts ?
— Oui, Sophie, plus, bien plus. Les Mélancoliques appartiennent à la mort, comme la mort appartient aux Mélancoliques. Dans le cimetière, nous dictons son cours à la mort. Nous ne faisons qu'un avec la brume et les défunts.

Sophie resta silencieuse. Les implications de son pouvoir la dépassaient. Si elle pouvait prendre le contrôle des morts, pouvait-elle alors avoir fait dire ce qu'elle souhaitait, peut-être inconsciemment, à Mère-grand ? Avait-elle utilisé le fantôme de sa mère adoptive pour se voir dire ce qu'elle n'osait s'avouer elle-même ? Mère-grand avait-elle réellement su, pour les autres enfants, ou Sophie avait-elle juste préféré s'en persuader par cette macabre mascarade ? Comment savoir ? Et Marc, son ami et confident de toujours, l'avait-elle modelé à sa convenance ? Etait-il son jumeau ou juste un reflet d'elle-même ? Et cela aussi, une part d'elle-même l'aurait toujours su ?

Mère-grand, et si je peux te contrôler, est-ce que je pourrais te faire dire tout ce que tu me dis, sans que ça soit toi qui me parle réellement ? Est-ce que je pourrais te faire dire ce que je veux ?
— Ma chérie, je ne suis pas un souvenir que tu matérialises, tu ne peux pas me souffler mon texte, ni mes pensées. Rassure-toi, rien n'est truqué, la mort ne ment pas.

Mais, si Sophie avait réellement pu dicter son discours à Mère-grand, cette dernière aurait-elle répondu autre chose ?

— Sophie, ma chérie… Ce qui arrive n'est pas de ta faute… Ce n'est pas ta faute. Il faut que tu aies ton bébé…

Qui, de Sophie ou de Mère-grand, voulait garder l'enfant ?

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Sophie Lefèbvre
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Message Ven 31 Oct 2008 | 23:55  Répondre en citant

Une jeune fille déambulait parmi les tombes, rayonnante, les cheveux battant contre ses hanches. Elle appelait : Marc ? Maaarc ? L'intéressé apparut derrière un arbre et se faufila derrière elle, lui hurlant au dernier moment dans l'oreille : JOYEUX ANNIVERSAIRE !

Sophie hurla, bondit, se retourna en éclatant de rire et le prit dans ses bras : Tu me tueras un jour ! J'ai déjà du mérite d'avoir survécu quatorze ans à tes bêtises !

Les adolescents se prirent par la main et continuèrent d'errer entre les stèles, sans paraître craindre de se perdre dans le vaste dédale ombrageux : quatorze ans, donc, qu'ils en exploraient les moindres recoins presque chaque jour ! Et l'absence d'ombres, sur leur visage et surtout dans leurs yeux, contrastait d'autant plus avec le décor ; leur aisance également, leur candeur, ou peut-être tout simplement l'amour qu'on voyait rayonner par tous leurs pores, détonnaient sans pourtant revêtir un seul instant de caractère sacrilège. Leur bavardage animé et leurs gloussements semblaient une brise fraîche, vite étouffée par le brouillard dense qui, lui aussi, n'en voulait pas perdre une miette.

— Alors, dis-moi, raconte-moi tout !

Et Sophie lui dit, lui raconta tout : le banquet traditionnel, les cadeaux, le gâteau, les bougies, le discours de Mère-grand, elle n'omit aucun détail et dépeignit à Marc une scène si précise et si vivante qu'on s'y fût cru — et c'était bien là le but, faire en sorte que Marc ait participé à la fête, ou du moins faire comme si, pour ne pas, à un moment si important, se voir contrainte de ne pas le partager avec son propre frère. Marc garda longtemps le silence, comme pour digérer ce flot d'informations à la précision chirurgicale, comme s'il rejouait la scène plusieurs fois, la répétait, la mettait en place afin d'en garder un souvenir aussi prégnant que s'il l'avait vraiment vécue, le parfum du gâteau, le cliquetis des couverts, les éclats de rire. Ils s'étaient assis sur un banc, sur leur banc, et Sophie finit par s'inquiéter du silence de Marc :

A quoi tu penses ?
— Je pense à tout ça… Je pense… à nous… Je crois que je t'en veux un peu, de ne pas avoir convaincu Mère-grand d'organiser la fête ici.

Instantanément, le visage de Sophie se décomposa.

Marc, tu sais que j'ai tout fait, que j'ai tout essayé pour la persuader… Tu sais que Mère-grand ne veut pas qu'on célèbre la vie dans le cimetière, trop de gens de notre Famille y ont des souvenirs pénibles…
— Alors quoi, c'est à nous de payer pour le sentimentalisme des autres ? Parce que je suis le seul à souffrir alors qu'il y en a dix en face, c'est moi qu'on met au rebut ?
Ne dis pas ça… Tout le monde a conscience de ton handicap, et tout le monde a regretté que tu ne sois pas là… Marc, ne me fais pas me sentir mal, pas aujourd'hui, s'il-te-plaît…
— Je suis désolé… Tu sais pourquoi je suis aussi en colère, j'aurais simplement voulu être là…

Il la prit dans ses bras et embrassa ses cheveux.

— Sophie, ma Sophie… Tu ne sais pas comme c'est difficile, d'être toujours coincé là, de ne jamais participer que de l'extérieur à tout ce qui se passe…
Je viens aussi souvent que je p…
— Je sais, Sophie, je sais, mon étoile, ce n'est pas à toi que j'en veux, ne t'en fais pas, ce n'est pas ta faute…

L'enserrant toujours dans ses bras, il lui baisa les joues, le coin des yeux dans lequel il avait deviné des larmes prochaines, le menton, la petite fossette au creux de son cou. Marc et Sophie ont lancé comme un défi : amour, tendresse, câlins et fantaisie.

— Sophie, je ne veux pas que tu te sentes mal à cause de moi… Je ne sais pas et je ne veux pas savoir ce que c'est que d'être sans toi, quand tu n'es pas là, je ne fais qu'attendre ton retour…
Mais je… Je ne peux rester ici pour toujours, tu le sais bien… Et tu sais comme j'aimerais… Comme j'aime notre caveau…
— Je sais, Sophie, je sais, simplement, plus tu es heureuse au dehors, plus moi je suis malheureux d'être privé de ça. Privé d'avoir la même chose, et privé de pouvoir le partager avec toi. Et plus tu souris, plus j'ai conscience de passer à côté de l'essentiel, des meilleurs moments, et puisqu'on a toujours décidé qu'on devait tout se dire, tu ne dois pas me le cacher, mais je ne peux pas te cacher que ça me rend triste…

Il la sentit blottir sa tête dans son cou, et bientôt quelques larmes chaudes churent sur sa peau.

— Sophie, ma Sophie, mon étoile, ne pleure pas…

Entrecoupée de sanglots, la voix de Sophie se fit entendre, étouffée par le cou de son frère.

Mais… moi… moi aussi, je n'ai que toi… Dehors, les autres n'ont jamais voulu de moi… C'est avec… avec toi que je voudrais… être…
— Reste avec moi… Pour toujours…
Je ne peux pas… tu sais comme j'aimerais mais je dois vivre…

Il la repoussa brutalement et se leva pour lui crier au visage, penché sur elle et battant des bras comme une stryge :

— Et moi ? Et moi, je ne dois pas vivre ? Tu crois que ce n'est pas assez de rester cloîtré dans ce putain de cimetière ? Pourquoi moi, je devrais sagement attendre qu'on veuille bien me rapporter une miette du dehors, qu'on me fasse l'aumône de quelques anecdotes ? Pourquoi toi tu peux faire ce que tu veux, et pas moi ? Pourquoi c'est moi qui dois rester ici ?
Je ne sais pas… Je n'en sais rien… Je n'y suis pour rien…
— Evidemment, tu n'y es pour rien, personne n'y est pour rien, c'est la faute à pas de chance ! Eh ben va te faire foutre, avec ta chance ! Joyeux anniversaire, la chanceuse !

Il tourna les talons et disparut rapidement à travers les allées noyées de vapeur ouatée. Sophie ne fit rien pour le retenir, ni pour le rattraper : elle savait que Marc, dans ces moments-là, était capable de plus de mal que de bien, qu'il avait besoin de temps pour retrouver son calme, pour digérer sa frustration. Sophie, pour avoir passé son enfance dans le cimetière, s'imaginait capable de comprendre Marc, un tant soit peu. Elle ne pouvait pas lui faire le reproche de souffrir de sa situation. Ce n'est qu'après un long moment qu'elle remarqua le petit paquet posé à côté d'elle sur le banc : son cadeau… Elle ouvrit le maigre emballage qui renfermait un petit collier, une modeste étoile, certainement prélevée d'une quelconque sépulture, mais choisie avec soin, Sophie le savait. Sophie avait coutume de rappeler à Marc, pour le consoler, que comme les étoiles dissimulées par la chape des arbres du cimetière mais pourtant bien réelles et brillant de tout leur éclat, lorsqu'elle n'était pas avec lui, elle ne disparaissait pas complètement, tant que Marc continuait de penser à elle à travers la barrière qui les séparait.

Sophie se leva et prit le chemin de la sortie, les larmes continuant de rouler sur ses joues ayant perdu leur éclat. C'était un fait, elle s'accordait ainsi beaucoup mieux au décor. Seule la petite étoile scintillait timidement à son cou.

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La mort est le plus profond souvenir.
Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
Mélancolique


Message Mar 04 Nov 2008 | 16:41  Répondre en citant

Brume. Des tombes. Sophie est dans le cimetière. Il y a Marc aussi. Ils jouent au Prince de Mi-crâne. L'image gagne en netteté. Sophie est en train d'astiquer des crânes, mimant avec une théâtralité saisissante l'amertume que peut éprouver une Princesse face à la nécessité de s'adonner à des tâches ménagères. C'est l'épisode de la fuite, où elle assure leur subsistance tandis que son Prince les protège de la milice royale. Un de leurs épisodes préférés : à tout moment, au moindre bruit, ils doivent se tenir prêts à prendre la poudre d'escampette, courir à toute volée pour trouver une nouvelle cachette que Sophie se chargera d'aménager — mais avant qu'elle n'ait fini, un autre ennemi aura probablement surgi… Parfois, ils ne sont pas assez rapides et le Prince doit combattre, sous les encouragements de sa mie.

Sophie commençait d'aligner ses crânes propres, à l'ombre de leur caveau de fortune, dans un ordre précis afin de se rappeler comment les replacer dans leurs tombes respectives ; une forme, au loin.

Quelqu'un vient !

Sophie se terra derrière le mur de leur maison, tandis que Marc s'avançait prudemment, un fémur passé dans la ceinture, drapé dans une cape de vapeur. Son regard déterminé, son port impérieux, ses cheveux battant faiblement au vent lui donnaient un air véritablement princier. L'ennemi approchait à pas mesurés, avec circonspection. De qui s'agissait-il ? Il était rare de croiser d'autres personnes dans le cimetière, la plupart du temps, les indésirables étaient issus de leur imagination. Et surtout, ils allaient droit à leur but, vers leurs souvenirs, leurs amours passées, qu'importe. Celui-ci semblait hésitant, perdu peut-être.

Le Prince héla l'imposteur, sans recevoir de réponse. Avait-il dévié sa trajectoire vers eux ou n'était-ce que le fruit du hasard ? Bientôt, une silhouette émergea de la brume. Mais cette silhouette également avait quelque chose d'inhabituel : elle était trop petite, trop frêle. Que venait donc faire un enfant ici ? Marc descendit la main sur le pommeau de son épée.

Un Autiste ! suggéra Sophie depuis son refuge.
— Qui va là ? En garde ! lança courageusement le Prince de Mi-crâne.

Le petit garçon s'arrêta, l'air peu sûr de lui. Il semblait plus âgé qu'eux, plus grand et plus costaud, il avait dix ans, onze peut-être.

— En garde ! répéta Marc avec conviction.

Sophie observait la scène avec toute l'intensité dont les enfants sont capables, tandis que la brume autour des deux duellistes se condensait pour former un étroit couloir d'un blanc brillant. L'intrus commença à donner des signes de malaise, regardant nerveusement autour de lui. Le piège se refermait. Toujours muettement, il se retourna pour se heurter à l'opacité du brouillard : les combattants distinguaient difficilement leurs propres pieds. Sophie rejoignit Marc :

Qu'est-ce qu'il a ?
— Bats-toi, vermine ! provoqua le Prince pour la dernière fois, avant de se lancer sur l'intrus pour enfin en découdre. Il défendait son honneur, son nom, sa vie, ainsi que celle de sa bien-aimée : le Prince se battrait, et le Prince vaincrait.

Sans répondre, l'imposteur détala à toutes jambes devant le spectacle du Prince se ruant sur lui, son épée d'os brandie au-dessus de la tête. Se retournant pour surveiller son agresseur, il trébucha sur une tombe ; sa tête en heurta brutalement la stèle. Marc le rejoignit en quelques enjambées, rapidement suivi par Sophie : le petit garçon, livide, avait la moitié du visage couverte de sang. De son œil encore valide, il les fixait avec une terreur écarquillée, s'attendant peut-être à voir s'abattre sur lui une nuée de coups. Marc et Sophie se regardèrent : le jeu était terminé, l'affaire semblait trop sérieuse, les dépassait peut-être.

Sophie s'agenouilla auprès de lui : Laisse-moi voir, ne bouge pas… Mais le garçon, toujours sans un bruit, ne songeait qu'à échapper à ses bourreaux, si bien que Marc dut l'immobiliser de force. Tandis que leur victime tentait de se débattre, Sophie examina la plaie comme elle put : elle ne savait quoi en penser. Que fallait-il faire ? Le garçon était couvert de sang, Marc également ; mais surtout, il avait cessé de se débattre et les regardait avec angoisse, l'air de plus en plus distant.

Eh, ça va ? Dis quelque chose !
— Il n'y a personne… Comment on va faire pour l'emmener au-dehors ?
Si seulement il pouvait s'arrêter de saigner !

Et, étonnamment, l'écoulement cessa bientôt, tandis que le visage du garçon s'apaisait lentement, fardé d'une blancheur sereine. Le vœu de Sophie s'était exaucé : son cœur avait cessé de battre. Sophie fixait sans comprendre le petit garçon qui un instant auparavant se débattait encore, qui un instant auparavant marchait, courait même.

Dans un silence épais, le garçon ouvrit des yeux d'un noir de jais.

Sophie se redresse brutalement. Elle est assise dans son lit, trempée de sueur ; elle a mal à la gorge, comme d'avoir trop crié. Pourquoi tous les petits garçons doivent-ils mourir ? Sophie n'avait pas repensé à cet épisode depuis longtemps, cette bête tragédie qu'elle avait enfouie au plus vite dans sa mémoire. Car il s'agissait d'un souvenir autant que d'un cauchemar : Sophie se rappelait désormais avec une cruelle netteté de l'enchaînement des événements, de l'odeur du sang, de la manière dont ils avaient replacé le corps pour faire croire à un accident, comme si le petit garçon, ce petit garçon dont ils n'avaient jamais su le nom, était tombé tout seul… Et après tout, c'était vrai, se défendit-elle. Oui, il était tombé tout seul.

Mais, Sophie le savait désormais, c'était elle qui l'avait emprisonné dans la brume, qui l'avait empêché de voir devant lui, c'était elle qui l'avait fait trébucher. Elle qui avait pétrifié son cœur, qui l'avait achevé, qui l'avait fait partir en paix, sans tenter de le sauver, de chercher du secours. Ce petit garçon qui… qui… elle réalisa qu'ils ne s'étaient jamais demandé à l'époque ce qu'il était venu faire dans le cimetière, ce petit Autiste, pourquoi s'était-il introduit dans leur terrain de jeux, pourquoi sans ses amis indéfectibles, à leur rencontre peut-être, voulait-il vraiment les voir ? Jouer avec eux ? Proposer à Sophie de les rejoindre, la considérer enfin comme une des leurs ?

Sophie repensa à Melan, à son petit Melan qui avait quitté précocement ce groupe dont l'accès, à elle, lui avait toujours été refusé. Son petit Melan qui lui aussi, à sa manière, lui avait toujours refusé l'accès… Le seul Autiste prêt à lui accorder sa confiance, la seule personne qui lui aurait laissé sa chance, une chance que son propre fils ne lui avait pas donnée, Sophie l'aurait tuée de ses propres mains ?

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Ernst Jünger
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Message Lun 10 Nov 2008 | 3:54  Répondre en citant

Marc ?

Sophie trottait ridiculement entre les tombes, dans ces chemins qu'elle connaissait si bien, son ventre replet sautillant gaiement devant elle. Essoufflée, elle dut s'adosser contre une stèle. Comme son ventre lui faisait mal ! Mais où était Marc, que faisait-il ? Depuis plusieurs mois maintenant, Sophie avait eu l'occasion de mesurer l'étendue de son pouvoir, et bien souvent elle était revenue demander conseil et soutien à Mère-grand, soulageant par-là sa solitude et son désarroi. Qu'aurait-elle fait sinon, aurait-elle trouvé le courage d'avoir son bébé ? Le courage de cacher sa grossesse, de supporter ces pantalons trop serrés, ces efforts pour garder le dos droit malgré les insupportables douleurs, comme si ses ménisques avaient été garnies d'échardes incandescentes ? Mais elle n'avait pas le temps, elle n'avait pas le temps de rêvasser, pas le temps de revenir sur son calvaire passé, le présent suffisait, c'était bien assez, oui, bien assez…

Marc, où est-tu ?

Si Mère-grand avait dit vrai, Marc était censé être soumis aux mêmes lois qu'elle : pourquoi alors réussissait-elle à ressusciter l'une et pas l'autre ? Etait-elle trop éloignée de sa tombe ? Sophie n'avait pas revu Marc depuis la mort de Mère-grand, n'avait jamais osé vérifier l'intolérable vérité, et effectivement, Marc n'avait jamais reparu… Mais aujourd'hui plus que jamais, Sophie avait besoin de lui, le bébé arrivait, le bébé arrivait, et il était beaucoup trop tôt…

Marc, j'ai besoin de toi…

Elle finit sa phrase dans un râle : les contractions se faisaient plus fréquentes, plus longues. Elle n'avait pas le choix, il lui fallait de l'aide, elle ne pourrait jamais réussir toute seule. Sophie tira son joker. Tandis qu'elle se dirigeait péniblement vers le caveau, son caveau — leur caveau — elle figeait et défigeait rapidement des objets au hasard : elle avait mis ce code au point avec le Psychiatre quelques semaines auparavant. C'était le seul avec Mère-grand à savoir pour le bébé, elle avait réussi pour le moment à garder sa grossesse secrète aux yeux de tous… du moins l'espérait-elle. Elle avait confiance en lui, elle savait qu'il respecterait son secret, qu'il ne la jugerait pas. Enfin, elle était arrivée ; elle s'assit péniblement, le souffle court. Elle hésita à faire appel à Mère-grand, mais elle devait conserver ses forces… Le bébé arrivait, le bébé n'allait pas tarder… Frénétiquement, elle figeait et défigeait aussitôt ce que son œil pouvait accrocher, mais dût bientôt cesser d'utiliser son pouvoir pour se ménager… Personne aux alentours, c'était une bonne chose. Ni Marc ni le Psychiatre ne semblaient décidés à se montrer, et les minutes paraissaient des heures à Sophie, tandis qu'elle subissait des contractions de plus en plus violentes, tandis qu'elle désespérait de voir apparaître son frère, tandis que le Psychiatre la délaissait, trahissait sa promesse, l'abandonnait à son…

Une forme claire, au loin, se dirigeait vers elle à petites foulées. Sophie tenta de se redresser pour fuir si le passant n'était pas celui qu'elle attendait, mais elle n'en avait déjà plus la force. Elle attendit donc avec anxiété, impuissante, de pouvoir distinguer à qui appartenait la silhouette blanche — son soulagement fut indicible lorsqu'elle fut sûre d'avoir reconnu le Psychiatre.

— Comment allez-vous ?
Je commençais à ne plus y croire… Merci d'être venu, merci, c'est, ça ne… les contractions… c'est de plus en plus dur… Je ne sais pas, je ne, comment j'aurais fait, merci…

Il lui prit la main et s'accroupit en face d'elle.

— Sophie, je ne suis pas médecin, et je ne suis pas sage-femme, est-ce que vous ne préféreriez pas aller à l'infirmerie ?
Non, non, s'il-vous-plaît, je préfère être ici, je me sens mieux… ici…
— Mais vous savez que votre bébé est en avance, ça peut être dangereux, si un incident se produit, si quelque chose se passe mal, nous ne pourrons rien faire, nous n'aurions pas le temps de revenir…
S'il-vous-plaît, ne me forcez pas, je ne veux pas, il ne faut pas qu'on sache, je veux faire ça ici, je n'aurai pas la force…
— Sophie, soyez raisonnable, c'est la vie de votre bébé que vous mettez en danger, vous ne vous pardonneriez pas de ne pas vous être donné les moyens de le sauver… Laissez-moi au moins faire venir la Pharmacienne…
Non, pas elle ! cria-t-elle dans un élan de panique. Je vous en supplie ! Pas elle ! Elle va me le prendre ! Elle fera un rapport ! Elle…
— Calmez-vous, répondit-il en plaçant ses mains sur ses épaules, je vous promets que la Direction n'en saura rien. Il n'y aura pas de transmission sur votre enfant, je garderai le secret.
Tout se passera bien… Il faut que tout se passe bien, ne me faites pas culpabiliser, s'il-vous-plaît, je ne supporterais pas qu'on sache, je préférerais mourir…
— J'aurais peut-être l'occasion de te voir plus souvent ! railla une voix derrière eux.

Sophie n'eut pas besoin de se retourner :

Marc ! Tu comptais me faire attendre encore longtemps ?
— Quel culot ! Tu mériterais que je reparte ! J'ai compté chaque heure, Sophie, chaque minute…
— Nous n'avons pas le temps, les coupa le Psychiatre. Le bébé arrive, Marc, Sophie a besoin de vous.

Marc s'agenouilla auprès de sa sœur et passa son bras autour de ses épaules.

— Pourquoi, Sophie, pourquoi as-tu enduré ça toute seule, j'aurais tellement voulu t'aider, j'aurais tellement voulu être là pour toi, j'ai passé des mois à attendre…
Marc, je crois que… je crois que ça y est… Je crois qu'il vient… le bébé arrive…
— Allonge-toi, allonge-toi !
— Tenez, je vous ai amené quelques couvertures et des linges propres. Respirez profondément — pas vous, Marc, ajouta le Psychiatre en riant légèrement.

Contrairement à ce que Sophie avait souhaité, tout ne se passa pas sans accrocs : c'est le cordon qui se présenta le premier, et, malgré la rapidité de la délivrance, la petite fille que Marc portait avait les mains et le visage aussi bleus que l'océan sous l'orage. Anormalement long, le cordon était si étroitement entortillé autour de la petite fille qu'ils ne réussissaient pas à le démêler — mais ils durent interrompre leurs recherches : le travail reprenait, Sophie allait accoucher d'un second bébé ! Marc emporta l'enfant pour la libérer, tandis que son jumeau naissait en douceur, mais tout aussi étranglé que sa sœur. Ils ne pouvaient pas en croire leurs yeux : le cordon sectionné ne conduisait qu'aux deux enfants à chacune de ses extrémités. Marc et Sophie eurent bientôt chacun dans les bras un enfant aussi silencieux que la mort — dans le cimetière, on aurait presque oublié de s'étonner de leur calme. Le Psychiatre ne perdit pas une seconde :

— Ils ont besoin d'assistance respiratoire, vite !

Sophie lui confia son garçon et chercha Marc du regard — mais celui-ci avait disparu. Le Psychiatre l'allongea l'enfant sur une lange avant de poser doucement la tête contre sa poitrine.

— Il respire encore. Où est l'autre ?
Je ne sais pas, je ne comprends pas… Marc ? Marc ! S'il-te-plaît… Ce n'est pas drôle !
— Marc, où êtes-vous ? Nous n'avons pas le temps !

Mais Marc ne répondait toujours pas, et Sophie fut prise de panique. Etait-ce l'émotion dans la voix de sa sœur qui avait poussé Marc à réapparaître, ou un simple concours de circonstances ? Marc ressortit calmement du caveau en lançant avec flegme :

— C'est trop tard.
Non ! geignit Sophie.
— Me permettez-vous de l'examiner ? interrogea le Psychiatre d'un ton grave.

Lorsqu'il tendit les bras, Marc recula de quelques pas en frémissant. Le Psychiatre resta immobile, et le jeune père finit par lui confier l'enfant qui fut rapidement étendue auprès de son jumeau.

— Elle ne respire pas ! Enfin, à quoi pensiez-vous ? lança-t-il avec une fureur mal contenue. Il posa ses doigts sur le thorax du bébé et entreprit un massage cardiaque, s'arrêtant régulièrement pour lui insuffler de l'air. Sophie, blottie contre la stèle à laquelle elle était adossée, la sueur se mêlant aux larmes, le regardait sans comprendre. Marc avait reculé de quelques pas, l'air contrarié. Après plusieurs minutes de ce manège, le Psychiatre se tourna vers Marc :

— Pourquoi ? demanda-t-il simplement.

Celui-ci baissa le regard et ne put voir le visage du Psychiatre s'empourprer :

— Pourquoi ? répéta-t-il brutalement.

Marc ne répondit pas. Le Psychiatre s'était détourné de lui et avait arrêté la réanimation. Il enveloppa les enfants et les rendit à leur mère.

— C'est peine perdue, grinça-t-il les dents serrées. Nous ne pourrons pas la maintenir assez longtemps, même la Pharmacienne ne pourra rien pour elle… Nous n'avons pas assez de temps…

Il planta rageusement son poing dans la terre et reprit avec sécheresse :

— Sophie, promettez-moi de porter son frère à l'infirmerie pour que la Pharmacienne vérifie sa santé. Il n'y a pas meilleure qu'elle dans l'Asile pour ce genre de choses. Dites-lui que vous avez trouvé l'enfant. Elle vous aidera, je vous le promets. Mais promettez-moi en retour de le faire, Sophie…

A l'évocation de la Pharmacienne, Sophie, toujours muette, s'était raidie et avait assuré sa prise sur son enfant encore minuscule : seuls d'épais cheveux noirs auxquels répondaient deux yeux tout aussi opaques, perles brillantes fichées sur leur étoffe de peau violacée, émergeaient de son giron. Elle se détendit graduellement — elle donnait plutôt l'impression de se réveiller.

Je vous le promets… Je ne veux pas qu'il arrive quelque chose… Je vous le promets… Merci… répondit-elle dans un souffle, sans oser croiser son regard.
— Je dois partir. Ne tardez pas à vous rendre à l'infirmerie, Sophie, je vous en conjure. Quelque chose est déjà arrivé. Je reviendrai vous voir.
Vous ne direz rien à propos de…
— Non. Mais apportez l'autre.

Il s'éloigna et disparut rapidement au sein de la nappe de brume. Sophie restait seule avec Marc et ses enfants, ses petits bébés, les fruits de tant d'efforts et la cause de tant de peines, la sueur séchant lentement sur son front pâle, les serviettes encore gorgées de sang roulées en boule à ses pieds. Délicatement, Sophie tissa à sa fille un couffin de vapeur où ses larmes, en tombant, creusaient de profonds puits noirs.

Tu valais la peine… lui chuchota-t-elle. Marc, comment est-ce qu'on va l'appeler ?

Il s'approcha enfin, à pas lents, et garda un moment le silence.

— J'avais pensé à Estelle, ça veut dire étoile…
Je veux bien, répondit-elle dans un sanglot. Et pour le garçon ?
— Je ne sais pas, je n'ai ai pas réfléchi… Regarde ses petits yeux si noirs, si vivants…
On pourrait l'appeler Melan ?
— D'où tu tiens ça ?
Ça veut dire noir en grec… Ça vient de me revenir. Mère-grand me faisait étudier les langues anciennes quand j'étais petite, tu ne te souviens pas ? On faisait tous mes devoirs ensemble !
— Melan… Melan, c'est bien… Melan, va pour Melan…
Tu entends mon chéri ? Tu t'appelleras Melan ! Ça te plaît ?

Melan ne répondit pas. C'était une habitude qu'il garderait tout le long des sept années de sa vie. Après quelques minutes de silence épais, Sophie se risqua enfin :

Pourquoi tu n'avais pas de prénoms de garçon ?
— Je ne sais pas… J'ai toujours été convaincu que ça serait une fille, je n'y ai jamais réfléchi…
Marc… Pourquoi… un nouveau sanglot la secoua.

Marc prit sa sœur dans ses bras.

— Je suis désolé… J'ai imaginé… J'ai imaginé que je pourrais passer plus de temps avec elle, j'ai imaginé… J'avais peur, Sophie, j'avais peur qu'elle m'abandonne comme toi tu m'as abandonné… J'ai voulu… Je voulais un enfant moi aussi…

Sophie enveloppa son fils de ses bras :

Marc, nous sommes une famille maintenant, tous les trois, je ne t'abandonnerai plus jamais, plus jamais…

Il était difficile d'imaginer que Sophie aurait l'occasion, de toute son existence, de proférer plus gros mensonge que celui-ci.

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Message Mar 09 Déc 2008 | 16:55  Répondre en citant

— Où avez-vous trouvé cet enfant ?

Les petits yeux froncés de la Pharmacienne semblaient vouloir perforer les globes oculaires de Sophie pour accéder à l'information à la source. Sophie devrait batailler dur, elle le savait, pour en obtenir la garde.

Je vous l'ai dit, dans le cimetière.
— Je vous l'ai dit, je ne vous crois pas, s'entendit-elle répondre avec sécheresse.

Melan, emmitouflé dans plusieurs épaisseurs de langes composées de bric et de broc, dormait paisiblement, posé sur un des plateaux du trébuchet comme une marchandise ordinaire. On aurait pu croire à une scène des plus banales : « Avec ceci ? — Ce sera tout. » L'enfant n'avait aucune conscience que son destin se jouait sur cet échiquier étroit, les deux adversaires se toisant venimeusement de part et d'autre. Sophie était préoccupée par une toute autre équation : que devait-elle placer sur l'autre plateau pour remporter la bataille ? Les murs s'étaient rapprochés jusqu'à ne leur laisser qu'à peine l'espace pour étendre les bras, elle aurait pu frôler le plafond en se dressant sur la pointe des pieds. Sa rivale, d'une tête au moins plus grande qu'elle, effleurait également la voûte. Sophie craignait par-dessus tout les questions de la Pharmacienne, elle était si intimidée que, pouvoirs ou non, elle aurait été incapable de lui mentir. Elle prit néanmoins son courage à deux mains, après tout, il s'agissait de son fils, et posa les deux mains de part et d'autre de la balance, s'appuyant au comptoir d'un geste conquérant :

Vous n'avez pourtant pas le choix.

Un silence épais s'ensuivit, durant lequel elle imaginait la Pharmacienne trier les questions pour mieux l'acculer, comme on encercle un bateau dans une bataille navale. La Pharmacienne se pencha vers Melan. Sophie tressaillit, tandis que la panique s'emparait d'elle. Qu'allait-elle lui faire ? Avait-elle décelé son frisson ? S'était-elle trahie ? La Pharmacienne ne semblait cependant pas avoir relié son sursaut à sa maternité et posa une main sur le sternum de l'enfant.

— Jamais il ne vous aimera.

Elle marqua une pause.

— Vous Mélancoliques ne m'inspirez pas confiance. Votre façon de vous accaparer les enfants équivaut à de l'embrigadement.

Sophie ne répondit rien. Les Mélancoliques, de leur côté, prenaient soin d'adopter le plus d'enfants possible, par double générosité : en plus de leur offrir un foyer soudé, ils leur évitaient la nursery, administrée par la Pharmacienne elle-même, et au sujet de laquelle les rumeurs les plus étranges circulaient. Rumeurs évidemment répandues activement par les Mélancoliques eux-mêmes, dans un pur souci de protection de l'enfance. Sophie savait qu'elle était en train de ravir une proie à la Pharmacienne, et que celle-ci ne pourrait pas s'en défendre sans trahir ses desseins. Mais son dossier à elle n'était pas des plus nets, et au moindre faux pas — ou plutôt, à la première question bien placée de son adversaire — elle perdait définitivement la partie.

— Vous connaissez les parents.
Non.
— A qui appartient cet enfant ?
A moi !

La Pharmacienne plissa les yeux puis les ouvrit largement :

— Vous êtes la mère de cet enfant ?
Oui.
— Qui est le père ?
Il n'y a pas de père.
— Qui est le père de votre enfant ?
Marc.

Touchée !

Elle n'avait pas pu, il était impossible de résister…

— Son nom complet.
Je ne le connais pas.
— Quel est le nom complet du père ?
Je ne le connais pas.
— Quel est le nom complet du père de cet enfant ?
Marc Lefèbvre.
— Votre frère ?
Oui.

Coulée ! Les larment roulaient sur les joues de Sophie, tandis que les murs continuaient de l'enserrer. Les mots sortaient de sa bouche avant même qu'elle n'ait le temps de les peser, avant même qu'elle n'ait le temps de tourner mieux sa réponse.

— Vous n'avez pas honte ?
Si.
— Vous regrettez ?
Oui.

Les murs touchaient les épaules de Sophie. Elle abandonna et laissa ses lèvres répondre d'elles-mêmes.

— Vous préféreriez être morte ?
Oui.
— Comme votre frère ?
Oui.
— Vous l'aimez ?
Oui.

Elle sentit le contact froid de la pierre dans son dos. Elle était coincée contre le comptoir.

— Mais vous préférez qu'il soit mort ?
Oui.
— Et Melan ?

Les murs pressaient de chaque côté de sa tête. Sur le plateau opposé au bébé se trouvait une plume qui avait rétabli l'équilibre.

NON !

Sophie se rassit brusquement. Elle était dans son lit, les cheveux collés au visage par la sueur, haletante, hagarde, pantelante, rambarde, chambranle et palissade. Melan, où était Melan ? Dans sa panique, elle cherchait le lit d'enfant qui depuis longtemps déjà avait disparu. Melan était mort, comme les autres, parce que c'est ce que font les petits garçons, parce que c'est comme ça que les histoires se commencent et se terminent, parce qu'il n'y a pas d'amour heureux, de parcours joyeux, de détours oiseux. Une tragédie est un segment de droite entre la mort et la mort. Et entre une mort et une autre, il y a la vie.

Dans une sorte de fièvre, elle tomba dans une rêverie entre veille et sommeil, ses pensées se succédant sans logique apparente, se mêlant à des éléments surgis de nulle part. Mère-grand lui parlait sur un banc, sous le soleil du parc, elle jouait à ses pieds avec Melan, ils étaient tous les deux enfants, mais ce n'était plus Melan, c'était Marc, puis c'était le petit Autiste qu'ils avaient tué, puis un autre, encore un autre, et Sophie riait, et chaque fois qu'elle le faisait chat c'était un nouveau visage qui venait rouvrir une ancienne plaie, les visages de toutes ses victimes, de tous les enfants de la grande méchante Sophie qui rôtissait désormais dans un four en leur compagnie, un four où Mère-grand l'avait placée, elle le savait sans l'avoir vue faire, et c'était Marc qui tournait les brochettes sur lesquels ils étaient tous alignés, séparés les uns des autres tantôt par un oignon, tantôt un poivron… Sauf que Marc lâchait la brochette et qu'ils tombaient tous vers le sol, sans fin, comme Alice dans son terrier, à une vitesse infiniment lente…

Badaboum.

Sophie poussa un nouveau cri tandis que la douleur achevait de la réveiller : elle était tombée de son lit. Juste devant ses yeux se trouvait une plume d'oreiller, un petit duvet fin et léger, frêle comme un soupir, si frêle que la respiration d'un enfant eût suffi à l'emporter loin, si loin, par-delà les mondes. Affalée par terre, Sophie éclata en sanglots : Marc, Mère-grand, Estelle, Melan, tous l'avaient abandonnée, tous ne lui tenaient désormais compagnie que dans ses cauchemars. Le petit garçon qu'elle avait adopté après la mort de Melan était mort lui aussi, comme Melan, comme le petit Autiste, il y avait si longtemps. Sophie semait la mort comme d'autres respirent : par nature. Pouvait-on la blâmer de sa naissance ? Sur cette question, elle avait déjà pris son parti.

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La mort est le plus profond souvenir.
Ernst Jünger
Sophie Lefèbvre
Mélancolique


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