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Paranoïa

La paranoïa, du grec παρά (pará, à côté) et νούς (noûs, esprit) est au sens premier une maladie mentale chronique du groupe des psychoses, caractérisée par un délire d'un type particulier, dit délire paranoïaque, pour lequel il existe plusieurs thèmes récurrents. Il faut en différencier la personnalité paranoïaque, qui est un caractère particulier chez certains sujets, mais sans développement d'un délire (même si une personnalité paranoïaque peut évoluer vers une authentique paranoïa). Dans un sens dérivé, le terme paranoïa est aujourd'hui utilisé dans le langage commun ou journalistique pour rendre compte d'états comme la méfiance ou la suspicion, qui ne sont pas en eux-mêmes pathologiques. La Pagode de Chanteloup

Historiquement, le terme de paranoïa était utilisé en Allemagne tout au long du XVIIIe siècle pour qualifier tout type de délire. Il y prit sa signification psychiatrique actuelle grâce aux travaux de Heinroth, qui en 1842 définit de paranoia fixa perperam dicta monomania, puis ceux de Kahlbaum en 1863. En 1879, Richard von Krafft-Ebing isola les formes hallucinatoires (paranoïa hallucinatoria) des autres délires (paranoïa combinatoria). C'est Emil Kraepelin qui définit plus précisément la paranoïa à la fin du XIXe siècle comme le « développement lent et insidieux d'un système délirant durable et impossible à ébranler, et par la conservation absolue de la clarté et de l'ordre de la pensée, du vouloir, et de l'action1 », tandis qu'en France, Jules Seglas en donna en 1895 une définition toujours valable.2

Dès lors, la paranoïa est définie comme un délire chronique, organisé, structuré, logique dans son développement, comportant le plus souvent un sentiment de persécution, entraînant une forte adhésion du patient, mais n'entravant pas les autres fonctions psychiques. Le délire paranoïaque apparaît préférentiellement chez des sujets marqués par un trouble de la personnalité paranoïaque pré-existant. Le délire est un trouble du contenu de la pensée caractérisé par la permanence d'idées délirantes (c'est-à-dire des idées manifestement en désaccord avec la réalité et les croyances habituellement partagées) et dont le sujet est convaincu. En français, l'adjectif qui correspond à paranoïa est paranoïaque et il ne doit pas être confondu avec le terme paranoïde, de sens très différent, utilisé pour décrire certains types de schizophrénie. C'est une différence de nature, et non de degré, qui existe entre les deux termes.

Nosologie

La paranoïa est une psychose chronique caractérisée par un délire souvent bien organisé, la toute-puissance de l'interprétation personnelle au détriment de la confrontation des points de vue avec autrui, la conservation des facultés intellectuelles, et qui n'évolue généralement pas vers l'effondrement. Ce trouble de la personnalité peut toutefois entraîner une souffrance cliniquement significative et une altération du fonctionnement social et professionnel.

La tendance actuelle est de considérer qu'il existe un continuum allant de la normalité aux formes graves de paranoïa en passant par la personnalité paranoïaque. L'être humain normal peut, à certains moment, présenter de manière isolée de tels symptômes, qu'on pourra alors comprendre comme des défenses réactionnelles et labiles contre l'angoisse. Chez certaines personnes cependant, les traits de personnalité paranoïaque se rigidifient, s'installent de manière chronique et finissent par constituer une souffrance ou une gêne pour l'entourage. On parle alors de trouble de la personnalité paranoïaque. Si un état délirant s'installe, on parle alors de paranoïa.

Sémiologie

Les personnalités paranoïaques se caractérisent par quatre traits fondamentaux qui entraînent à terme une inadaptabilité sociale : Illuminati

Hypertrophie du moi : cette surestimation de soi-même est au centre de la personnalité paranoïaque. Elle entraîne la mégalomanie, l'orgueil, le mépris des autres, la vanité parfois cachée derrière une fausse modestie superficielle.

Psychorigidité : le paranoïaque est incapable de se remettre en cause, de se plier à une discipline collective. Il a toujours raison et est autoritaire. Cette inadaptation sociale fait qu'il finit souvent par s'isoler et à privilégier les apprentissages autodidactes.

Méfiance et suspicion : le paranoïaque pense que les autres cherchent à le tromper car ils sont jaloux de sa supériorité. Il se sent en permanence entouré de personnes envieuses et mal intentionnées : il est donc susceptible et toujours sur ses gardes. Cette attitude peut finalement amener directement à la tromperie ou les cachotteries de la part de l'entourage, qui par retour, justifieront la méfiance… Le patient manque d'introspection, ne se remet que peu en cause, cache ses sentiments de peur que l'on ne s'en serve contre lui.

Fausseté du jugement : le paranoïaque suit sa propre logique, laquelle est basée sur une série d'interprétations fausses mais dont il est absolument convaincu. Il cherche d'ailleurs souvent à imposer ses opinions de manière tyrannique et intolérante à ses proches.

Le DSM-IV (1996) définit ainsi le trouble de la personnalité paranoïaque :
État de méfiance soupçonneuse envahissante envers les autres dont les intentions sont interprétées de manière malveillante. La personnalité paranoïaque implique la présence d'au moins quatre des sept symptômes suivants : Ancien son, abstraction en noir

Le sujet s'attend, sans raisons suffisantes, à ce que les autres l'exploitent, lui nuisent ou le trompent.

Il est préoccupé par des doutes injustifiés concernant la loyauté ou la fidélité de ses amis/associés.

Il est réticent à se confier à autrui car il craint que l'information ne soit utilisée contre lui.

Il discerne des significations cachées, humiliantes ou menaçantes dans les événements anodins.

Il ne pardonne pas d'être blessé, insulté ou dédaigné.

Il perçoit des attaques contre sa personne ou sa réputation, auxquelles il va réagir par la colère ou la contre-attaque.

Il met en doute de manière répétée et sans justification la fidélité de son conjoint.

Délires paranoïaques

Dans les délires, on retrouvera les traits de la personnalité paranoïaque mais exacerbés, avec souvent une froideur affective, un besoin de dépendance de l'autre envers soi, un entêtement irraisonné, des attitudes asociales et procédurières. Les délires paranoïaques utilisent presque uniquement pour s'édifier un mécanisme d'interprétation : le sujet perçoit bien ce qui lui arrive, mais il attribue à son expérience un sens différent de la réalité. Les thèmes (c'est-à-dire le contenu) des délires sont variés, mais concernent souvent des idées de persécution, de préjudice, de jalousie, de complot, etc. Les délires sont dits hautement systématisés : ils présentent un haut degré de cohérence interne. Dans la mesure où ils se développent de manière parfaitement cohérente et logique, bien que sur des prémisses fausses, ils peuvent entraîner l'adhésion complète de l'auditeur. King Kong

Les délires paranoïaques sont dits "en secteur" lorsqu'ils restent limités à un domaine de la vie du patient (un homme délire sur le fait qu'il est trompé par sa femme, mais ne présente aucune idée délirante dans les autres secteurs de sa vie) ou "en réseau" lorsqu'ils concernent peu à peu tout le fonctionnement psychique du sujet et tous les secteurs de sa vie (théorie du complot généralisé). En dehors des thèmes sur lesquels il délire, le paranoïaque peut donc tenir des propos tout à fait cohérents, mais les moments délirants sont bien du registre des psychoses, c'est à dire de troubles où l'individu a perdu tout contact avec la réalité et n'a donc pas conscience de souffrir d'un trouble mental. Les délires peuvent être en sourdine plusieurs années, avant que n'éclatent les troubles. Lorsque la maladie est déclarée, elle devient chronique, évoluant par poussées. Le grand risque de ces délires est alors le passage à l'acte sur la personne qui est présumée par le paranoïaque être au centre du complot.

Deux dangers guettent le paranoïaque, dans sa volonté pathologique de contrôler la réalité de manière omnipotente : « Quand la réalité lui "désobéit", l'individu risque de finir par s'en prendre à lui-même. Il y a souvent des tentatives de suicide. D'autres vont, par les pires moyens, essayer de transformer cette réalité. Souvent, ils nous arrivent entre les mains de la police. S'ils ont un peu de pouvoir, c'est potentiellement dangereux. Cela peut aller jusqu'au génocide », explique Jean-Pierre Royol, docteur en psychologie au Centre hospitalier d'Arles. Bleu III

Délires passionnels

Ils touchent un aspect spécifique de la vie du malade, et se concentrent sur un thème bien particulier. L'éclosion en est brusque et rapide, à l'occasion d'un fait réel et précis : le plus souvent un préjudice, un procès perdu, une injure, un avancement retardé, une réforme repoussée… Dans tous les cas, il s'agit d'une injustice vraie ou fausse dont le malade se considère la victime et entreprend d'obtenir réparation. Les délires se développent ensuite avec une forte charge émotionnelle qui peut provoquer un comportement dangereux : le besoin d'obtenir la réparation est impérieux et s'accompagne d'un état d'exaltation passionnelle.
On distingue :

Le délire érotomaniaque

Conviction délirante d'être aimé(e) par une personne, en général de statut social plus élevé, et interprétation de tous les actes de celle-ci à la lumière de cette conviction. Décrit par Gaëtan Georges Gatian de Clérambault3, ce délire est plus fréquent chez la femme et débute vers la trentaine. Il évolue en trois phases : espoir d'être aimé et attente souvent très longue, imaginant alors que l'être aimé ne répond pas aux interventions incessantes par discrétion ; dépit lorsque la personne s'aperçoit qu'elle n'est pas aimée et enfin rancune. Lors de cette dernière phase, il faut se méfier d'un risque de passage à l'acte agressif sur l'être qui a été aimé. Man with Dog

Le délire de jalousie

Conviction délirante d'être trompé dans sa relation de couple, qui s'installe de manière insidieuse. Le malade peut faire une véritable fixation sur une personne précise, un hypothétique concurrent ou rival, professionnel ou amoureux, et cherche alors des preuves de la justesse de son délire, se nourrissant progressivement d'événement anodins, banals, mais dont chacun vient alimenter et renforcer le délire. Les hommes seraient plus souvent atteints que les femmes, souvent dans un contexte d'alcoolisme. Ici aussi, il y a un grand risque de passage à l'acte agressif sur le conjoint et le présumé amant.

Le délire de revendication

Il repose sur la croyance délirante en un préjudice subi, accompagné d'exaltation, de quérulence et d'agressivité. Il s'agit pour ces patients de "faire surgir la vérité" ou de punir les coupables. Il peut être judiciaire, avec recours à des procès systématiques et sans fin (quérulents processifs) ; revendication de découvertes, grandioses et délirantes, pour lesquelles la personne ne s'estime pas reconnue à sa véritable valeur (inventeurs méconnus) ; autour de la santé si la personne ne s'estime pas correctement traitée pour une maladie, le plus souvent imaginaire (délirants hypochondriaques ou sinistrose délirante, après un accident de la circulation par exemple, où la personne réclame une pension d'invalidité ou une augmentation de la rente donnée et persécute la sécurité sociale, les experts, les avocats) ; métaphysique, avec la construction de systèmes politiques ou religieux complets mais totalement délirants (idéalistes passionnés), la conviction délirante d'une ascendance illustre, souvent royale, aristocratique ou d'un personnage en vue (délire de filiation) voire l'invocation de contacts avec Dieu. Le paranoïaque étant en général très convaincant, il arrive parfois à enrôler des personnes fragiles. Le mode de pensée paralogique du paranoïaque (conclusion erronée ou fausse à partir d'un fait réel) concourt aussi à ces "succès".

Délire d'interprétation Autour d'un point

Décrit en 1909 par les psychiatres Paul Sérieux et Joseph Capgras4, ce délire n'est pas centré autour d'une seule idée mais de plusieurs : il touche petit à petit tous les éléments de la vie quotidienne. Il peut s'installer insidieusement ou brutalement, après un événement déclenchant, et évolue souvent pendant des années. A partir d'une perception ou d'une sensation réelle, le malade construit un délire systématisé, souvent de persécution, de préjudice ou de complot, dans lequel tout prend une signification personnelle pour lui : il juge intentionnel et souvent malveillant le hasard, et attribue aux événements qu'il perçoit un sens erroné. Le malade est alors convaincu qu'il est la victime de persécutions organisées, d'un complot, et passe son temps à accumuler les preuves de ce complot imaginaire. Tous les évènements quotidiens sont alors interprétés en fonction de cette conviction, et constituent pour le malade autant de preuves qui renforcent sa conviction.

Le malade utilise toute son intelligence afin d'enrichir les éléments du délire. Ces déductions sont parfois vraisemblables et le patient peut même présenter des preuves qui provoquent parfois le doute et même l'adhésion de l'entourage, bien qu'il n'en parle que rarement car il soupçonne tout le monde de faire partie des "comploteurs" : les complots présumés sont d'abord professionnels puis également familiaux. A terme, tout fait nouveau est interprété comme ayant une signification dans ce délire de persécution et est rattaché au système délirant. C'est donc un délire en réseau : il s'étend peu à peu à toute la vie psychique, et concerne tous les domaines (affectif, relationnel et psychique) de la vie du sujet. L'évolution est chronique et l'abord très délicat : si un proche, ou un collègue, ou un médecin tente de rassurer le sujet en lui disant qu'il "se fait des idées", celui-ci l'interprétera immédiatement comme un signe d'appartenance au "complot".

Délire de relation des sensitifs

Décrit par le psychiatre Ernst Kretschmer en 19195, il survient chez des personnes ayant une personnalité dite sensitive, c'est à dire marquée par la méfiance, la susceptibilité, la scrupulosité, la tendance à la culpabilité, un sens élevé des valeurs morales, l'orgueil (une haute estime de soi-même, qui conduit à se considérer comme jamais suffisamment reconnu à sa juste valeur), une hyperesthésie relationnelle (hyperémotivité) entraînant une grande vulnérabilité dans les contacts sociaux et une tendance à l'autocritique, à intérioriser douloureusement les échecs. On ne retrouve pas l'hypertrophie du moi ni la quérulence présentes chez les autres personnalités paranoïaques. Black and White Futurist Forcefield

Le délire de relation des sensitifs s'installe chez l'adulte, souvent chez la femme, après 35 ans. L'état délirant apparaît progessivement, généralement à la suite d'échecs, de conflits ou de déceptions. Ce délire comporte aussi des idées de persécution : le malade a l'impression d'être le centre d'attention de son entourage et est convaincu que tout le monde le juge ou parle de lui en permanence de façon négative. Les propos, mimiques, gestes sont interprétés comme des signes évidents de mépris et d'hostilité à son endroit. Le délire est en général limité au cercle proche du patient (sa famille, ses amis, ses collègues, ses voisins, etc). Les thèmes du délire, c'est-à-dire le contenu des interprétations, concernent des idées de persécution, de préjudice et de mépris dont le sujet serait victime, ou d'atteinte de ses valeurs morales. Il est vécu douloureusement, de manière solitaire : la personne sensitive va développer des sentiments de honte et d'infériorité par rapport aux accusations dont elle se croit victime, parfois accompagnés de plaintes hypochondriaques. Il se complique généralement d'épisodes dépressifs parfois sévères, comportant un risque suicidaire. Contrairement aux autres types de paranoïa, il n'y a pas de réaction d'agressivité envers l'entourage, peu de réaction bruyante, ni de dangerosité tournée vers autrui. L'évolution est fluctuante, moins souvent chronique que dans les autres paranoïa ; toutefois, même après une évolution favorable, les signes sont susceptibles de réapparaître à l'occasion d'une nouvelle déception.

L'école de psychiatrie française individualise les délires d'interprétation et de relation des sensitifs au sein du groupe des paranoïas, mais il n'y a pas de consensus international sur ce point. Dans le DSM-IV par exemple, ces délires sont classés sous la rubrique "troubles délirants", qui contient tous les délires chroniques non dissociatifs, et le terme-même de paranoïa a disparu.

Etiologie

Il n'y a pas de cause univoque biologique ni génétique reconnue à la paranoïa. Pour la psychanalyse, elle trouve sa source dans une blessure narcissique précoce, lors des premières interactions entre un sujet, plus ou moins fragile, et son milieu, plus ou moins capable de le rendre encore plus vulnérable. Ce conflit non résolu de la petite enfance oriente le sujet vers la psychose, qui débouche sur la surestimation pathologique du Moi et la fixation de la sexualité à un stade prégénital. Le sujet paranoïaque a une relation à l'Autre de type psychotique dans le sens où il ne fait pas de différence entre ce qu'il pense et ce que les autres pensent ou font : il lui sera extrêmement difficile de prendre du recul, de la distance par rapport à ce qu'il fait ou ce qu'il dit, car cela signifierait se mettre à la place de l'Autre. Les premières identifications sont donc défaillantes et le trouble de la personnalité progresse souvent de manière latente jusqu'à l'adolescence. Kleine Welten VII

Dans la paranoïa, la relation d'Objet n'est pas totale, elle est de type narcissique : l'Autre n'est reconnu que dans la mesure où le sujet lui-même s'y retrouve. Dans l'Autre est donc projetée la part du Moi qui persécute, par culpabilisation. Jacques Lacan6 a insisté sur la valeur de châtiment inhérente au système de persécution paranoïaque où s'est enfermé le patient, expression d'une culpabilité inconsciente. Du stade anal renaissent des projections d'agressivité et de l'ambivalence : l'Autre est le support de la projection de la partie de lui-même que le sujet paranoïaque expulse.

La fixation de la sexualité est le résultat d'un choix d'objet sexuel prégénital, soit hétérosexuel, pouvant alors entraîner des difficultés dans les relations sexuelles normales : éjaculation précoce (refus de donner au partenaire) ou exhibitionnisme par exemple ; soit non réalisé (très forte timidité) ; soit homosexuel. Dans ce dernier cas, l'homosexualité reste généralement inconsciente et latente car sa manifestation est inacceptable pour le patient qui va s'en défendre par la projection paranoïaque : celle-ci donne la clé de la psychogenèse du délire paranoïaque.

Théorie freudienne

Sigmund Freud, en étudiant les Mémoires d'un célèbre paranoïaque interné pendant de nombreuses années, le président Schreber, a montré l'importance des processus de projection dans le déclenchement du délire : « Une perception interne est réprimée, et, en ses lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient à la conscience sous forme de perception venant de l'extérieur. Dans le délire de persécution, la déformation consiste en un retournement de l'affect ; ce qui devrait être ressenti intérieurement comme de l'amour est perçu extérieurement comme de la haine.7 »

Freud part du principe que la paranoïa s'est construite en défense face à un désir homosexuel, avec construction d'un délire de persécution. Le sentiment de persécution est donc le fruit d'une projection défensive contre un sentiment intolérable que Freud ramène finalement à une proposition unique : « Moi (un homme), je l'aime (lui, un homme) », que le délirant contredit en proclamant : « Je ne l'aime pas, je le hais. » (déni par contre-investissement). Cette contradiction reste inconsciente et se trouve traduite par le processus suivant : « Je le hais » devient, grâce à la projection (qui remplace la perception intérieure par une perception venant de l'extérieur), « Il me persécute », ce qui justifie alors la haine propre du délirant. De ce fait, le sujet paranoïaque n'est "haï" que par les gens auxquels il voudrait ressembler (vis à vis desquels il ressentirait plutôt de l'attirance, un désir d'identification) et ne choisit donc d'Objet aimé/haïssant qu'en fonction de critères narcissiques. Monument im Fruchtland

Les pulsions homosexuelles sont sublimées en pulsions sociales, permettant au paranoïaque d'accéder à des postes sociaux clefs et d'en jouir. Quand rien n'entrave cette sublimation, tout va bien car socialement sa situation n'est pas culpabilisante, mais dès qu'intervient une trop forte poussée de pulsion homosexuelle, seul le délire est alors apte à l'évacuer. Le sujet paranoïaque se focalise alors sur un être narcissiquement intéressant auquel il prête des sentiments de haine à son égard.
La psychanalyse distingue donc trois types de délires paranoïaques :

Le délire de persécution

Il se concentre en général sur la personne objet de l'amour du délirant et résulte directement des mécanismes de contre-investissement puis de projection.

Le délire de jalousie

Il y est question d'une relation sexuelle, avec présence d'une personne de même sexe que le délirant et en général haut placée socialement, mais c'est cette fois le conjoint, cible de la projection, qui en supporte l'interdit. Le malade soupçonne son conjoint d'aimer des partenaires qu'il désire lui-même inconsciemment, d'où cet intérêt persécutoire chez le jaloux pour le rival (Daniel Lagache).

Le délire érotomaniaque

Le paranoïaque a la conviction d'être aimé par une femme, mais un tiers l'empêche de l'exprimer. Le persécuteur est toujours quelqu'un de même sexe, et donc ici un homme. Il est bien encore question de deux hommes et d'une relation amoureuse, mais la présence dans la construction délirante de cette femme providentielle a escamoté les désirs profonds intolérables.

Dans ces trois délires, il y a toujours la présence d'un homme (dans le cas d'une paranoïa masculine) ou d'une femme (dans le cas d'une paranoïa féminine) plus haut placé(e), socialement ou non. Ce sera le "persécuteur", rôle nécessaire à la construction délirante. Les mécanismes de contre-investissement et de projection ont maquillé une pulsion sexuelle intolérable en pseudoréalité beaucoup plus acceptable pour le sujet délirant. C'est un délire systématisé, ne laissant aucune prise au doute et se construisant au fur et à mesure que la personne paranoïaque a besoin de se protéger de ses propres pulsions. On notera le travail d'un "refoulement premier", contemporain de la fixation, et qui permet de ne pas voir en l'homme aimé (ou en la femme aimée) un Objet sexuel.

Epidémiologie Souviens-toi

La cause exacte du délire paranoïaque n'est pas connue. Il survient en général après 35 ans, dans les couches sociales favorisées, plutôt chez l'homme et plus souvent chez le célibataire. Il se développe le plus souvent sur des personnalités spécifiques, identifiées comme des "personnalités paranoïaques" : des individus toujours méfiants et suspicieux, orgueilleux susceptibles et souvent méprisants, psychorigides, autoritaires, et au jugement souvent faussé par des a priori affectifs. Une personnalité paranoïaque peut commencer à se manifester pendant l'enfance ou l'adolescence par une attitude de repli solitaire et des relations difficiles avec autrui, une anxiété en société, une hypersensibilité et des "bizarreries" dans la manière de s'exprimer. Les paranoïaques représentent 10 à 30% de la population hospitalisée en psychiatrie. On voit rarement des patients paranoïaques dans le circuit de la psychiatrie ambulatoire (2 à 10% des consultants) car une grande partie des souffrants ne songe aucunement à consulter. La prévalence de la paranoïa est donc très difficile à définir : celle-ci toucherait 0,4 à 3,3% de la population générale, selon les études.

L'évolution de ces délires est émaillée de moments paranoïaques très aigus où la possibilité d'un passage à l'acte contre autrui est à craindre. On observe également des phases d'effondrement avec des dépressions qui peuvent être accompagnées d'idées suicidaires. Un isolement social et affectif, plus ou moins important, est souvent la conséquence de ces interprétations délirantes. La personnalité paranoïaque peut rester stable toute sa vie, mais elle constitue un terrain favorable au développement de psychose paranoïaque, ou au délire de relation des sensitifs.

Traitement

Peut-on alors mener une vie normale avec de tels symptômes ? Oui, puisque les facultés intellectuelles ne sont pas atteintes, et que la maladie ne mène généralement pas à l'effondrement : le patient peut montrer jusque-là une parfaite adaptation sociale (normopathie). Une vie professionnelle et sociale qui "fonctionne" est donc tout à fait possible, le risque étant principalement l'évolution vers une psychose paranoïaque constituée. Mais comme le paranoïaque ne fait confiance à personne, les menaces de crise grave et de passage à l'acte, qu'il s'agisse d'agressivité autodestructrice ou envers autrui, risquent d'échapper à ses proches : c'est souvent à la suite d'actes violents que l'internement survient. Le danger psychiatrique des patients affectés par des psychoses paranoïaques n'est pas à négliger. Il est d'autant plus à craindre lorsqu'il existe un persécuteur désigné, c'est-à-dire un individu précis, jugé comme étant responsable des persécutions que le sujet pense endurer, que le délire évolue de longue date et s'est enrichi au cours du temps, qu'il existe un trouble de l'humeur concomittant, un alcoolisme et/ou une consommation excessive de cannabis. Ballerina

Le traitement de ces délires est difficile : le paranoïaque ne se sent pas malade mais, au mieux, incompris : souvent toute proposition de soins est interprétée comme une agression. Du fait des modalités relationnelles particulières des patients paranoïaques, pour lesquels le délire installé est pris dans le caractère et la construction même de la personnalité, et du risque que le soignant soit intégré au délire et désigné comme persécuteur, la prise en charge est rarement possible en cabinet : souvent elle est institutionnelle, faisant appel à une équipe pluridisciplinaire de soignants. De manière générale, les cliniciens restent démunis face à la paranoïa : celle-ci est extrêmement délicate à aborder car le thérapeute doit éviter de trop critiquer le délire mais ne doit pas non plus l'approuver sous peine de l'aggraver et de favoriser un éventuel passage à l'acte. La relation thérapeutique avec le patient paranoïaque est difficile : le risque est que le thérapeute soit initialement idéalisé, avant que cet amour ne se transforme en haine et en sentiment persécutif. Dans ces circonstances, il n'est pas rare que de tels patients développent une relation délirante avec leur médecin ou leur thérapeute. Il est donc important de travailler en équipe autour du patient.

Le traitement des délires paranoïaques repose en général sur l'association d'une action psychothérapeutique et de neuroleptiques dits "incisifs", c'est-à-dire possèdant des propriétés anti-délirantes (halopéridol, risperidone, olanzapine…) qui permettent de réduire le délire sans parvenir toujours à le supprimer complètement ; parfois également d'anxiolytiques ou d'anti-dépresseurs en cas d'épisodes dépressifs. Lors des exacerbations anxieuses, des périodes d'agitation ou de risque de passage à l'acte, un neuroleptique plus sédatif peut être prescrit (cyamémazine, chlorpromazine, lévopromazine…) de manière transitoire. L'art-thérapie par exemple permet d'exprimer le délire sur une toile en libérant la créativité, plutôt que dans la réalité.

Pour protéger l'environnement et le malade, il est parfois nécessaire d'hospitaliser le malade contre son gré, voire de l'interner en urgence quand il accuse un persécuteur précis ou qu'il présente un risque de passage à l'acte suicidaire, pouvant parfois s'accompagner d'homicide (suicide étendu). En France, l'hospitalisation doit alors se faire sur le mode de l'hospitalisation sous contrainte, et plus précisément de l'hospitalisation d'office, mesure administrative décidée par le Préfet et permettant l'hospitalisation des patients représentant un danger pour l'ordre public et la sûreté des personnes, lorsque ce danger est lié à un trouble mental. L'hospitalisation permet la prise en charge par une équipe soignante pluridisciplinaire, ce qui autorise le plus souvent un apaisement et une stabilisation des troubles si une relation thérapeutique parvient à être ébauchée. Ceci permet à l'entourage de se dégager de la responsabilité de la prise en charge par le soin psychiatrique de l'individu, mais aussi le plus souvent de maintenir un contact avec lui.

Diagnostic différentiel Solitude paranoïaque-critique

Certains produits peuvent donner des réactions paranoïaques transitoires : on parle communément de "bad trip" ou de "trip parano". Les produits les plus souvent incriminés sont le cannabis (et tous les dérivés du THC), la cocaïne, le crack et les hallucinogènes. Des éléments paranoïaques sont fréquemment observés au cours des encéphalopathies alcooliques (syndrome de Korsakoff notamment). Certaines tumeurs cérébrales, notamment dans la région du lobe frontal, peuvent donner des tableaux évoquant la paranoïa.

On observe parfois des bouffées délirantes aiguës ; il s'agit alors d'adultes plus jeunes, les troubles apparaissent brutalement et sont transitoires, de l'ordre de quelques semaines à quelques mois. Dans la schizophrénie, on observe un repli autistique et un syndrome dissociatif, associés à un délire de type paranoïde. Dans la psychose hallucinatoire chronique, le mécanisme du délire est presque uniquement hallucinatoire, ainsi que dans la paraphrénie où le délire est à thème fantastique, imaginatif, sans persécution. Dans les syndromes démentiels débutants, on retrouve une association à une détérioration mentale débutante. Certains cas de dépressions comportent un délire persécutif : les signes de paranoïa apparaissent alors de manière contemporaine au trouble de l'humeur.

Paranoïa et société

Certaines recherches (Jocelyne Streiff-Fénart8) ont mis en évidence que l'attribution du diagnostic de paranoïa pouvait constituer un moyen de délégitimer la parole de groupes minoritaires. Selon certains auteurs, le fonctionnement paranoïaque pourrait être appliqué de manière collective à des groupes, notamment à certains groupes à fonctionnement totalitaire. Posé dans un contexte totalitaire, un diagnostic de paranoïa est hautement suspect. Il a parfois été utilisé pour museler les opposants politiques en les faisant interner : en URSS, Alexandre Soljenitsyne fut ainsi considéré comme paranoïaque par les autorités de son pays. Polyphon gefasstes Weiss

Dans certains cas, le processus pathologique de la paranoïa n'est pas seulement celui de la personnalité du paranoïaque (E. Lembert) mais aussi celui de l'ensemble des interactions et des relations sociales du patient.9 En quelque sorte, « les paranoïaques aussi ont leurs ennemis » (S. Freud) ou, comme le résume autrement Kurt Cobain : « Just because you're paranoid doesn't mean they aren't after you. » Le futur paranoïaque est peu à peu exclu et littéralement "persécuté" par son entourage, qui adopte vis-à-vis de lui une attitude policière et "conspiratrice". On peut donc parler de la "nature conspiratrice" de cette exclusion : de plus en plus "indésirable", le futur paranoïaque est isolé du groupe, mis en quarantaine, dans le "secret". Les manifestations originales de son comportement sont "amplifiées" et "interprétées" dans le sens le plus péjoratif et pathologique, aboutissant à une "spirale de mensonges" bien décrite par E. Gofman, conduisant peu à peu le sujet à véritablement délirer. Cette sociogenèse de la paranoïa est importante : elle pourrait nous faire mieux comprendre comment une société totalitaire peut faire d'un opposant jusque-là sain d'esprit un authentique paranoïaque — le cas de Jean-Jacques Rousseau en est une illustration directe.10 Enfin, dans un certain nombre de cas, les individus affirmant connaître une théorie du complot et se faisant le devoir d'en prévenir le monde sont des sujets paranoïaques.

La paranoïa a joué un rôle important dans la rencontre des théories freudiennes avec le mouvement surréaliste : Salvador Dalí a par exemple proposé la méthode paranoïaque-critique comme mode de création artistique.11 De nombreux films retracent l'éclosion de délires paranoïaques : El de Luis Buñuel (1953), Répulsion (1966), Le locataire (1976) de Roman Polanski, Las Vegas Parano de Terri Gilliam (1998), Bug de William Friedkin (2006)… Dostoïevski, dans L'éternel mari, raconte un délire de jalousie. On retrouve également de nombreuses références à la paranoïa dans les romans de Philip K. Dick, notamment Le maître du Haut Château ou certaines nouvelles du recueil Dans le jardin : L'inconnu du réverbère et A vue d'œil par exemple sont axées autour de théories du complot.

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Notes

1 Manuel alphabétique de psychiatrie, 7e édition — Paris : PUF, 1996

2 « On désigne sous le nom de paranoïa — folie systématique — un état psychopathique fonctionnel, caractérisé par une déviation particulière des fonctions intellectuelles les plus élevées, n'impliquant ni une décadence profonde ni un désordre général, s'accompagnant presque toujours d'idées délirantes systématisées et permanentes. Ce délire […] se présente comme une sorte de perception inexacte de l'humanité, échappant à la loi du consensus universel, comme une interprétation particulière du monde extérieur dans ses relations avec la personnalité du malade qui rapporte tout à lui, soit en mal, soit en bien ("caractère égocentrique" des auteurs allemands) ; et il s'accompagne toujours d'un manque de critique, de contrôle, d'une foi absolue, bien que la lucidité reste complète en dehors du délire. Les hallucinations, lorsqu'il en existe, sont créées à l'appui de ce délire, le personnifient en quelque sorte, et, par suite, ont le même caractère égocentrique. » (Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses — Paris : Asselinet et Housseau, 1895)

3 Les psychoses passionnelles, in Œuvre psychiatrique — Paris : PUF, 1942

4 Les folies raisonnantes — Paris : Alcan, 1909

5 Paranoïa et sensibilité, 3e édition — Paris : PUF, 1963

6 De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité — Paris : éd. du Seuil, 1975

7 Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (dementia paranoïdes). Le président Schreber, 1911, dans Cinq psychanalyses, 20e édition — Paris : PUF, 1997

8 L'attribution de paranoïa comme délégitimation de la parole des minoritaires : l'exemple d'une entreprise de transports publics, Cahiers de l'Urmis n°10-11, 2006

9 Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique — Larousse-Bordas, 1998

10 « Si Rousseau souffrit d'un "complexe de persécution", voire même d'une véritable paranoïa à l'égard du parlement de Paris, ou des calvinistes de Genève, ou encore vis-à-vis de Hume et de Walpole, il fut vivement critiqué et poursuivi sans relâche en raison même de son engagement politico-religieux, autrement dit, que sa persécution fut une réalité. » (Jean-Pierre Gross, Annales historiques de la révolution française, compte-rendu n°337, à partir du livre de Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau — Paris, éd. Tallandier, 2003

11 Oui : La révolution paranoïaque-critique, l'archangélisme scientifique — éd. Denoël, 2004

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