Papillon

Chacun de nous porte en lui un jardin secret, à l'abri des regards. Chacun de nous a creusé une basse-fosse où contenir ses troubles, ses doutes, ses hontes, et pourquoi pas ses crimes. Mais que se passerait-il si cette basse-fosse devenait zone d'ombre, si ce jardin croissait jusqu'à tourner sauvage ? Si, d'impasses soigneusement entretenues, ces recoins ouvraient sur une terra incognita ? Biochimie et génétique du cerveau

Imaginez que votre esprit décide de concevoir sa propre logique et de n'obéir qu'aux règles qu'il aura édictées lui-même. Imaginez-vous parlementer avec vous-même, soumettre vos propres causes à débat, voir le monde remis en question par vos propres yeux. Imaginez que vos pensées, vos fantasmes, les personnages de votre imaginaire vous échappent, s'évadent et jouent les Robinson dans votre tête… Imaginez vos visages se multiplier, se transformer, s'unir pour vous destituer de vous-même.

Imaginez-les bâtir en vous une demeure, qui les contienne et les protège. Un refuge où coexistent autant de réalités que de désirs les engendrant, autant de possibilités que de masques pour les accomplir. Tout ce que l'on désire y existe, tout ce que l'on y conçoit est possible. Les lois sont celles que l'on y dicte, le temps, la matière y sont la vérité de chacun. Imaginez-vous seul au milieu de vos propres rejetons, tentant vainement de les concilier pour leur faire admettre une réalité commune. Imaginez-vous à la tête d'une forteresse où nul ne vous reconnaît d'autorité. Différentes agitations des convulsionaires

L'Asile

D'immenses grilles sombres. Un vaste parc aux statues étranges. D'obscurs bosquets aux profondeurs insondables. Un ciel sans soleil. Au milieu du silence, une bâtisse aux vitres sans reflets : un asile et ses internés. Dressé au milieu de nulle part, n'appartenant à aucune époque, l'Asile nourrit sa matérialité de la foi de ses occupants, donnant corps à leurs illusions, sculptant leurs rêves, peignant leurs fantasmes.

Ses fenêtres donnent sur l'âme de chacun, ses portes ouvrent sur le monde de tous. Ses grilles y dessinent les confins de l'univers, délimitant l'infini infranchissable, frontières de la vérité, bornes de l'imaginaire. Créé par la volonté de ses occupants et mû par leur désir, il n'a pas d'autre fonction, pas d'autre raison d'être que leur besoin. Parc, odéon, cimetière, bibliothèque, laboratoire, chambres, l'Asile se suffit à lui-même, autarcique et omnipotent.

Les figures y ont dessiné un espace clos et unitaire, un havre où elles peuvent se manifester à loisir, interagir et se développer en toute sécurité, hors des jugements, des analyses, des dénis, des refoulements. Mais l'Asile, tout hermétique et anarchiste qu'il soit, se heurte à ses propres limites : masques et bergamasques ne sont que les avatars d'une folie unique. Tout et tous sont issus de l'esprit de celui qui n'a pas de nom, pièce imprenable de l'échiquier. Arbre de vie

Le Directeur

Ambassadeur de lui-même auprès de lui-même, vaincu et invincible, hôte d'un monde qui l'a destitué et austracisé, cet homme dépossédé de lui-même y symbolise l'impulsion créatrice, le mouvement de fuite à l'origine de ce monde. Dieu malgré lui, démiurge intronisé par ses propres indignités, il enfante à l'infini. Paradoxe ultime, à l'origine de toute chose, il n'a aucun pouvoir sur ses créations, dont l'existence est intrinsèquement liée à la sienne. Porteur du temps et de l'espace, il ne peut pourtant pas dicter leur cours.

Le Directeur ne descend que rarement de ses bureaux, et toujours à bon escient. Imprévisible, il est capable de faire preuve d'autant d'empathie que de sauvagerie, comme s'il pouvait embrasser l'ensemble des folies dont il est la source. Son tempérament est si inconstant qu'on a l'impression de ne jamais avoir affaire au même homme. Pour lui, l'Asile n'est qu'une vaste prison qu'il administre à contrecœur, obsédé par la reconquête de son hégémonie. Malgré son influence restreinte, il a su s'entourer d'émissaires qui le représentent et l'accomplissent. Die apokalyptischen Reiter

Les Instances

Figures d'autorité et de pouvoir, elles matérialisent la structure de l'esprit du Directeur. Au nombre de quatre, elles représentent la force de la réalité de l'Asile : une détient les clés de la connaissance, une autre est à charge du maintien de l'intégrité de l'univers, une troisième juge et choisit, la dernière est l'œil et l'oreille des trois autres. Toutes différentes qu'elles soient par nature, elles n'ont qu'une priorité : veiller au bon fonctionnement de l'Asile et à la contention des internés. Elles agissent en points cardinaux, maintenant périlleusement un équilibre au centre duquel le Directeur peut conserver son trône. Beaucoup envient leur pouvoir et leur influence, plus encore les craignent ou les fuient car, bien qu'il leur arrive de prendre le parti des internés, les desseins du Directeur n'ont jamais eu à en pâtir. L'érudit

β
Le Bibliothécaire

Il est la Censure de l'Asile : les souvenirs, la rancœur, la passion ne sont pour lui qu'autant de leviers qu'il peut manœuvrer à loisir ; ses veines sont parcourues par l'inconscient collectif. Homme des profondeurs, coquille creuse dans laquelle résonnent les contenus latents, tout semble en sa présence se teinter de surranné : une gigantesque sensation de déjà-vu. Le passé exerce sur lui une fascination qui n'a d'égale que sa soif de pouvoir, alimentée par une ambition maladive d'enfin s'inscrire dans le présent. Sa mission : occulter l'inconvenant, faire disparaître le dérangeant, corrompre le plus résistant. Beaucoup le croient très proche du Directeur, car il se fait aussi discret que lui et se tient en permanence dans son sillage, plus fidèle qu'une ombre. Certains vont jusqu'à prétendre qu'ils seraient jumeaux, mais les indiscrets qui ont tenté de le vérifier ont désormais perdu jursqu'à leur nom. Die Versuchung des Heiligen Antonius

γ
Le Jardinier

Incarnant le Ça du Directeur, ses fonctions vont bien au-delà du simple entretien du parc, ce qui explique peut-être qu'on ne l'y croise que rarement. Chaos, discorde, conflit, castagne, voilà ce pourquoi il est fait. Dresser les internés les uns contre les autres, brouiller, opposer, dissoudre, voilà ce qu'on attend de lui. La confusion qu'il est capable de semer n'a pas de limites, si bien que son enthousiasme fait souvent de l'ombre à sa loyauté tant il s'avère capable de soutenir des camps différents, comme s'il ne pouvait s'empêcher de fourrer son nez dans la moindre querelle. Velocità in motocicletta

ζ
La Pharmacienne

Elle représente le Surmoi du Directeur. Rectifier, arranger, rénover, retoucher, optimiser, normaliser, sublimer, telle est sa vocation. Juge suprême, sa sentence a valeur de loi et son avis prévaut sur celui de ses collègues. Le Directeur lui voue une confiance absolue et totalement réciproque. Sa fonction : corriger les plus récalcitrants, à coups de cachets si nécessaire. Connue pour ses dons de guérisseuse qui d'après les rumeurs ne sont pas toujours au bénéfice du patient, elle passe la majeure partie de son temps dans son laboratoire. Qui sait à quelles expériences elle s'y livre… L'Asile lui offre des possibilités infinies et sans cesse renouvelées. Abtei im Eichwald

Φ
Le Psychiatre

Il incarne le Moi du Directeur, pris entre le feu des internés dont il tente de s'attirer la sympathie et de l'autorité dont il doit suivre les consignes. Sa fonction est de connaître, sa raison d'être, de comprendre. Propre à s'immiscer dans les esprits, il a pour mission d'étouffer l'insubordination à la source : raisonner les plus faibles, décourager les autres, détourner les derniers. Mais sa proximité avec les internés lui procure une telle intimité avec leurs mécanismes fondamentaux qu'il devient difficile de savoir de quel côté il se situe véritablement. Les internés sont pour lui autant d'entéléchies qu'il s'est donné pour mission de rendre à elles-mêmes : s'agit-il de rendre son harmonie à l'Asile, ou bien de saper la Direction à la base ?

La légende parle d'une époque où les internés évoluaient dans l'Asile en toute liberté et en parfaite harmonie, encadrés par des Instances bienveillantes et un Directeur hiératique. Dans leur quête d'indépendance, les internés ont cependant rapidement voulu élargir leurs horizons, quitter l'Asile et goûter enfin leur liberté. Malheureusement, il est par définition impossible de s'échapper de l'Asile, seul support capable de leur donner vie. Seule alternative possible : la révolte. Façade, fenêtres

Nulle trace aujourd'hui des délices de Capoue : l'utopie a laissé place à un pandémonium où la force fait loi. A défaut de pouvoir s'en évader, les internés ont décidé de conquérir l'Asile et de le soumettre à leur volonté. Reniant les symboles de l'autorité, ils ont fait front uni et aveugle contre la Direction, mais — certains y voient là une ingénieuse manœuvre des Instances — se sont bientôt divisés selon l'émergence de pôles élémentaires.

Les Familles

D'instinct, des clans se sont formés, les internés se regroupant au son de leur folie, en suivant les échos comme les rats de Hamelin. Rapprochés par leur pathologie, liés par leur essence, ils sont désormais adeptes d'une cause qui les dépasse, happés par des enjeux titanesques. A défaut d'affirmer leur indépendance, les Familles tentent d'affirmer leur pouvoir, de prendre le contrôle de leur environnement. Chaque pièce, chaque chambre est désormais l'objet d'une lutte sans merci entre les Familles qui tentent d'imposer leurs règles. La nuit étoilée

Θ
Les Autistes

Très à l'écart, les Autistes se sont regroupés suivant un mécanisme aussi implacable qu'incompréhensible, ayant fait d'eux le premier véritable clan à s'être individualisé. Paradoxalement, la Famille des Autistes est aussi la moins pugnace d'entre toutes ; et les guerres la traversent comme la mer traverse le ciel. Plus imperméable que pacifique, cette communauté fermée sur elle-même évite autant que possible de prendre part aux luttes qu'elle ne comprend d'ailleurs pas toujours. Les enfants y imposent par le nombre leur indifférence autarciste, absorbés dans des jeux silencieux dont eux seuls connaissent les règles — et où eux seuls sont admis. Burg und Sonne

Ξ
Les Hystériques

Obsédés par le prestige, les Hystériques ne ratent pas une occasion de se mettre en avant, quitte à entrer en compétition avec leurs propres congénères. Moins intéressés par le pouvoir que par la gloire, leur priorité reste le sublime : les rixes et les duels ne sont pour eux qu'autant d'occasions de faire étalage de leurs talents. Ce qui importe est le nom, l'image, la trace, le souvenir, l'impression laissée. La vérité ? Muflerie. Le réalisme ? Obtusité. Cette dévotion à eux-mêmes les rend paradoxalement très fervents et généreux envers leur Famille, dont la renommée ajoute à leur propre panache. Altiers et vaniteux, les Hystériques regardent en général les autres Familles de haut, ignorant qu'ils sont eux-mêmes la risée de tous à cause du spectacle organisé chaque année par leurs bons soins dans l'odéon, dans lequel chaque membre de la Famille a son rôle. Spectacle qui se veut grandiose et qui, évidemment, n'arrive jamais à son terme ! Autumn Sun

η
Les Mélancoliques

Solidaires envers et contre tous, les Mélancoliques sont réunis par un mal profond et indéfini. Cette opacité est tout à leur avantage : l'empathie que peuvent éprouver deux personnes en peine va bien au-delà des éventuelles divergences de caractère, leur permettant de partager une compassion entière et une loyauté totale. Mais, si profonde que puisse être leur communion et si indéfectible que puisse s'avérer leur fraternité, rien ne les libère de leur accablante solitude. Entraînés par les autres dans une bataille qu'ils n'ont pas souhaitée, ils n'espèrent la remporter que dans le but d'y mettre un terme, quitte à saboter l'objet des convoitises. Fractale

Π
Les Paranoïaques

Pouvoir, rivalité, contrôle, conflit, concurrence, révolte, défense, opposition, compétition, résistance, ce n'est pas par hasard que les anciens prétendent que cette Famille est à l'origine de l'érection de l'Asile. Anciens qui, on l'aura deviné, sont d'éminents membres de la-dite Famille. Pour les Paranoïaques, posséder l'Asile ne suffit pas : leur emprise doit être totale. Il ne s'agit pas d'avoir l'avantage mais de régner en maîtres. Persuadés que l'ignorance mène à une perte certaine, les Paranoïaques ne supportent pas de ne pas avoir de contrôle sur les choses et sont prêts à tous les sacrifices pour accéder aux secrets des autres. Leur clairvoyance est sans égale et leurs rêves ont valeur de prémonition, si bien que leur méfiance viscérale les oblige à se tenir à distance les uns des autres. Et ils n'ont pas tort : chacun d'entre eux nourrit l'espoir d'être celui qui se hissera au sommet de la pyramide… Flame

χ
Les Schizophrènes

Groupe hétéroclite et protéiforme que la Famille des Schizophrènes, où visage n'est jamais synonyme d'identité, ni conviction de vérité. Semblables à une hydre aux mille masques, ses membres paraissent s'y plonger, s'y fondre, s'y enchevêtrer… sans jamais se rencontrer pourtant. Difficile alors de parler d'esprit de groupe quand chaque membre possède sa, voire ses consciences. Les Schizophrènes comptent sans conteste parmi leurs rangs les internés les plus insolites et les plus nébuleux, avec lesquels le Psychiatre semble developper d'étranges et profondes affinités. Leur capacité à semer le trouble et à brouiller les repères est sans égale, car la réalité ne les concerne qu'en partie : la vraisemblance de leurs hallucinations est telle qu'elle suffirait sans doute à susciter un autre Asile.

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