Il fait noir. Il fait froid. Il n'y a rien, une table, une chaise, un lit, un chevet et une lampe.
Elle est sur le rebord de la fenêtre, elle attend mais rien ne vient. Elle ne voit rien dehors, juste du noir à perte de vue, à se demander si on voit encore.
Elle soupire, la buée se dépose sur la vitre, forme une tâche blanchâtre puis disparaît aussi vite.
Elle se lève, soupire de nouveau, ôte son gilet noir en feutre, déboutonne son chemisier crème, enlève son jean noir, enfile une robe de chambre par-dessus ses sous-vêtements de dentèle rouge, laisse ses chaussettes blanches qui lui montent jusqu'à mi-mollet et se glisse sous ses draps.
Ils sont froids, sans vie. Un traversin et un cousin blancs, un couvre matelas et un drap blanc et une couverture brune qui a tendance à moutonner. Elle se demande pour combien de temps elle sera encore ici, elle sait qu'elle est guérie. Elle soupire.
Elle dépose sa tête sur l'oreiller, ses cheveux noirs s'enfoncent dans la mousse. Elle a oublié de défaire ses cheveux, elle se redresse, retire le crayon qui lui fait tenir son chignon le dépose sur la tablette et se recouche. Elle lance un regard vers la lampe de chevet et presse son interrupteur. La lumière s'éteint, elle garde les yeux ouverts.
Elle rallume aussi tôt, se lève d'un bon lançant les couvertures au pied du lit, attrape son bloc de feuille sur la table, son crayon sur la tablette et s'assied sur sa couche. Elle réfléchit, l'espace d'un instant puis se met à écrire.
*
Eteindre la lumière. Combien de fois dans notre vie avons-nous bien pu faire ce geste ? Et même, bien avant d'en être capable, combien de fois l'a-t-on pressé pour nous ?
Eteindre la lumière, accepter de devenir aveugle, de fermer les yeux, de sombrer dans le sommeil et de perdre une fois de plus une demi-vie.
C'est comme accepter, tous les jours un peu plus, de faire un pas supplémentaire vers la mort. Accepter qu'aujourd'hui n'est plus, accepter que ce qui fût n'est plus qu'un souvenir, accepter d'oublier.
On éteint la lumière et on n'a même pas une pensée pour le passé.
Voilà aujourd'hui j'éteins la lumière, il est 23h49, j'ai 32 ans, je suis célibataire, écrivain, dépressive et seule. Voilà j'éteins la lumière, je ne me réveillerai peut-être pas, ou alors je me lèverai pour continuer à vivre le reste de ma vie, je me lèverai pour faire un pas de plus vers la mort.
Chaque fois que nous avons pressé ce bouton, nous avons accepté qu'elle nous rattrape un peu plus.
Et on accepte de vivre comme ça. Nous acceptons de vivre pour mourir. C'est horrible quand on y pense bien, vivre avec pour seul objectif de mourir un jour.
On éteint la lumière et on se dit « une de plus avant le week-end », « une de plus avant les vacances », « une de plus avant la retraite » , mais jamais on ne se dit « une de moins à vivre ».
La vie est un long chemin où il n'y a rien au bout, juste une chute où nous tombons tous un jour.
Nous vivons, nous éteignons la lumière le soir venu, nous nous endormons en souriant, ou en pleurant ou en nous tenant le ventre de peur, on se languit, on appréhende le lendemain et jamais on ne s'arrête pour se demander après tout à quoi ça peut bien servir d'avoir un lendemain. Un jour il n'y en aura plus, on en aura même pas conscience, les autres s'en fouteront et il n'y aura rien pour regretter. Les souvenirs seront morts avec nous, auront-ils seulement réellement existé ? Qui pourra le dire ? Il n'y aura que vous pour le dire, et vous ne serez plus là. Et le souvenir ne sera plus. Néant. A-t-il seulement existé un jour ? Personne ne le saura jamais. Personne plus jamais ne sourira à l'évocation de cette douce pensée, personne plus jamais ne pleurera à l'idée de ce drame.
On éteint la lumière et on accepte d'avancer vers cette mort. On accepte d'être un jour oublié, nous, nos valeurs et nos souvenirs.
On éteint la lumière et c'est comme lui accorder une victoire : « je me rends, j'avance vers toi, attends moi ».
*
Elle soupire. Dépose le bloc à côté d'elle, rattache ses cheveux avec le crayon et dit dans un français parfait à un interlocuteur imaginaire qu'elle verrait bien assis sur la chaise au bout du lit :
« Voyez, bon d'accord ce n'est pas non plus grandiose. C'est bien loin de ce que j'écrivais avant, certes. Mais au moins j'écris ! Je ne comprends pas ! Je suis guérie, comprenez, GUERIE !
*rire* Qui aurait cru que ça puisse m'arriver un jour ? Moi ? Terry Caldwell, la plus grande romancière de son siècle, 110 millions de livre écoulés de par le monde, traduite en 12 langues, élue plume d'or au dernier festival La Rochefoucauld. Non je ne fais pas ma publicité, je cite des faits ! Les journaux du monde entier parlent de moi, élue femme la plus populaire depuis Marilyn ! Qui l'aurait cru ?
Et pourtant je vous assure que ça vous prend par les tripes, ça vous déchire le sternum et vous broie le cœur. Vous voyez la page, là, posée sur la table, le bic qui n'attend qu'à servir et ça vous remonte du fin fond du gosier. Une peur comme vous n'avez jamais eu. Peur à crier, à hurler, à supplier que tout s'arrête. Vous savez ce qu'on attend de vous, vous savez qu'on vous observe, qu'on se demande quand vous mettrez le pied de travers pour mieux pouvoir vous descendre. Vous savez qu'on vous juge. On n'ose pas vous le dire mais ça piaille sec dans votre dos. La jet set se régale des potins à votre sujet. Vous êtes un argument de vente ! Votre nom sur un produit au supermarché et les ventes explosent à coup sûr ! « Terry adore les raviolis Pomodori » et paf, les stocks ne suffisent plus, nouvelle commande, ouverture d'une succursale, extension de l'usine, ouverture de compte en banque à Hawaï ! C'est ça le succès ! Et ça vous monte à la tête ! Fuck ! D'abord on s'achète des fringues de marque, ensuite on se paie un plus gros appart, puis une femme de ménage, on multiplie les repas sushis livrés à domicile, puis une grosse bagnole, puis des putes, puis de la drogue parce que ce que vous avez jusque là ne vous suffit plus et puis c'est la descente aux enfers.
Plus tu consommes moins tu es satisfait, il t'en faut d'avantage, toujours plus. Et plus tu en prends plus tu en redemandes. Les quantités augmentent, l'effet diminue. Il faut en prendre plus pour retrouver l'euphorie du début. Ca dure moins longtemps, il faut en reprendre plus souvent. Au final tu vis la seringue accrochée avec du scotch à ton bras et tu la remplis à l'entonnoir. Tu distilles avec ce que tu peux, tout ce qui passe dans les veines sans te tuer : de l'eau, du lait, ta pisse, ta salive, ton vomi … tout. Et puis un jour t'as plus une tune, plus un rond, fini la monnaie, au revoir le cash, bonjour chez vous le flouz … Et t'es tellement pitoyable que t'as plus qu'une chose à faire, gerber, hurler, tenter d'attraper un téléphone qui marche et appeler les urgences. Et quand les pompiers arrivent pour défoncer ta porte, tu t'écroules devant eux et les supplie qu'on te soigne.
Et tu pars, comme une merde, seul, sur la civière, avec personne pour te plaindre, juste une armée de flash pour faire la une des journaux du lendemain. Et là c'est la fin … J'ai tellement bousillé mes neurones avec cette merde que j'suis plus capable d'écrire. Au début t'essayes, tu luttes. T'essayes de te mettre la pression, tu te rappelles le contrat des 5 bouquins promis à ton éditeur pour la fin de l'année … Et rien ne sort. Finalement tu te mets à avoir peur. « Et si je ne peux plus jamais écrire ? », « Et si ce que j'écris n'est plus aussi bon qu'avant ? », « Et si le public s'est lassé de moi ? », « Et si je n'étais plus qu'une écrivaine ratée qui débite des conneries pour se payer sa came ? ». Et là tu t'enfonces. Et chaque fois que cette feuille posée sur le bureau te regarde de ses horribles yeux blancs, trop blancs, tu paniques.
Et un jour, oui, un jour tu termines ici, seule, tellement seule que tu parles à quelqu'un qui n'est pas là. Et ça, ça n'à rien avoir avec la folie, c'est juste le désespoir. »
Elle soupire, pose sa tête sur l'oreiller, ne prend même pas la peine de se recouvrir et éteint … Elle sourit, enfin.