Cybèle se trouvait au bord de l'étang. Enfin, parce qu'elle l'avait décidé. Elle aurait aussi bien pu être n'importe-où ailleurs. Mais elle l'avait voulu ainsi. Qu'il était commode d'être une déesse ! Cybèle se trouvait donc au bord de l'étang. Quoi de plus normal ? Il ne faisait ni trop chaud, ni trop beau, ni trop frais, ni trop sec. Exactement le temps qu'elle aimait. Quoi de plus naturel ? Au bord de l'étang, assise dans l'herbe dans une position parfaitement distinguée, Cybèle contemplait son œuvre. Elle en était satisfaite.
Quoi de plus naturel ?
Les éléments étaient à leur place, la place où elle les avait souhaités. Les choses se déroulaient d'elles-mêmes, selon le cours qu'elle leur avait donné, telles qu'elle les avait voulues. Tout était selon son souhait. Jusqu'au moindre brin d'herbe lui procurant la délicieuse sensation d'un matelas tendre. Comme tout cela était réel ! Jusqu'à ce petit miroitement de l'air. Confortablement installée, Cybèle se délectait des miracles qu'elle accomplissait. Cette nappe de brume était d'une beauté éblouissante, décomposant l'image des lieux en une infinité de répliques miniatures, des joyaux sculptés en forme d'étang. Son talent ne connaissait pas de limite, ses idées sans cesse nouvelles, toujours plus précises, s'accomplissaient sans aucun cahot. Cybèle hésita. Cette bourrasque fraîche, ce brouillard épais, les avait-elle voulus ? Elle n'avait rien à craindre. Quoi de moins surprenant ?
Pourtant, quelque chose retenait son attention et l'empêchait de poursuivre ses méditations. Un grain de sable dans l'engrenage ? Ses pouvoirs infinis ne connaissaient ni défaut, ni erreur. C'était l'usage qu'elle en faisait qui pouvait se montrer inapproprié. Même déesse, à l'image de sa création, elle n'était pas à l'abri de la tromperie de ses sentiments. Mais pourquoi, même inconsciemment, aurait-elle désiré ce froid, cette obscurité qui prévenait de jouir de la beauté des lieux ? Non, Cybèle ne comprenait pas. Il ne lui arrivait jamais de commettre des impairs aussi grossiers. Elle quitta son état de béatitude à temps pour voir se dessiner une silhouette dans la brume. Etait-ce ainsi qu'elle l'avait voulu, et n'avait-elle fait que mettre en scène l'arrivée de celui ou celle qu'elle devait rencontrer ?
Cybèle n'en douta pas un instant. Du moins, jusqu'à-ce que l'apparition mystérieuse, non contente de s'avancer assez pour qu'elle distingue nettement son allure élégante, son costume d'un autre temps (et d'un autre monde), lui rappelant ironiquement ses propres créations, Venise et son carnaval, jusqu'à-ce que l'apparition ne s'adressât à un crapaud.
L'anecdote eût pu être tout à fait banale en d'autres circonstances, elle avait été plus d'une fois témoin des excentricités de ses enfants. Mais l'atmosphère imprévue et ses connotations, l'aisance avec laquelle le nouveau venu (ou peut-être malgré tout la nouvelle ?) s'était adressé à l'animal, la familiarité avec laquelle celui-ci lui avait répondu, le respect inhabituel qu'il lui avait témoigné, tout portait à croire que le crapaud était un rejeton du visiteur.
Capable de contrôler les éléments, de modifier le temps, l'espace, la création à sa guise, c'était impensable. Etait-il, lui aussi, un dieu ? Un adversaire ? Un ami ? Un collègue ? Venait-il lui rendre visite depuis son monde ? Comment réussissait-il à avoir un pouvoir sur le sien ? Et, surtout, pourquoi doutait-elle de la sorte ?
Cybèle posa le problème de façon plus simple. Soit elle-même avait voulu tout ceci, soit l'étranger était un dieu et avait, lui aussi, voulu tout ceci. Peu importait d'où avait émané cette volonté, elle était la même dans les deux cas et n'aboutissait qu'à une chose : leur rencontre.
Elle se leva donc et se dirigea sans hâte vers le… le demi-dieu, pour ainsi dire, impatiente de ce que sa rencontre lui révèlerait. Elle s'arrêta à quelques mètres de lui et le héla sans appréhension : Bienvenue, je me nomme Cybèle. Elle hésita. Devait-elle ajouter qu'elle était la maîtresse de ce monde ? Elle préféra garder le silence. Dans les deux angles sous lesquels elle avait envisagé la situation, elle était là pour apprendre quelque chose.
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You have to give up. You have to give up. You have to realize that some day you will die. Until you know that, you are useless. –
Tyler Durden