Un chemin vaut l'autre
De l'autre côté du miroir
L'Asile
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La trève

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Message Ven 05 Nov 2010 | 23:55  Répondre en citant

Lise poursuivit son inexorable avancée vers l'abîme, c’était forcé : le spectacle devait suivre son cours ; elle aussi. Funambule de sa destinée, elle se savait condamnée à avancer sur le fil ténu, sous peine de perdre l’équilibre et de sombrer vers ce qu'elle savait être sa fin, son échec, sa dissolution dans l'oubli ... Lorsque le câble fragile menaça de se rompre, elle trembla avec lui … et releva fermement les yeux vers l’étendue infinie qu'il lui restait à parcourir.

Lise s'arrêta devant le pan de mur marquant le choix qu'elle ne pouvait pas faire. Elle écarquilla les yeux lorsque le fil d'Ariane de son esprit rompit …

… et que la Gardienne, laissant choir la logique avec ce support, trouva moyen de continuer d'exister … dans le vide.
Un choix cornélien ? Un dilemme ? Absurde. Une agente de sécurité se devait de pouvoir parer à toute éventualité, compenser n'importe quelle défection …
… y compris celle de la réalité.


Elle posa ses mains à plat sur l'obstacle, le frappa de son front endolori.
"Il … il y avait un couloir ici …"
Elle cria avec une incompréhension artificielle.
"Putain, mais c'est quoi cette merde ?!?"
Elle frappa le mur, encore, avec soulagement. Ça allait déjà mieux.


Alors comme ça la réalité reprenait ses droits ? Peu importait … La Gardienne avait sa propre réalité, créait sa propre réalité, dans laquelle elle savait parfaitement où elle allait. Ce qui venait de l'extérieur n'avait qu’à bien se tenir, tôt ou tard tout obéirait au fantasme de la Gardienne !!! Les Internés, le Directeur, les couloirs, l’Étranger tiens, même l’Étranger, et même …
… même les évanouissements sans lieu d’être, même les couloirs qui disparaissaient …

C'est à ce moment-là que la Gardienne s'aperçut que … qu'il y avait une faille dans son esprit. La seule explication qui collait. Elle n’était même pas d'accord avec elle-même, même pas seule dans sa propre tête …
Sans doute un coup des rebelles.

Mieux valait ne pas penser à ce que ça impliquait, et ne pas en parler à son coéquipier.
Si personne ne croyait à la folie, ce croque-mitaine, peut-être finirait-elle par s’évanouir ; et quand bien même elle serait folle, elle tenait à agir quand même en gardienne, et pour cela (elle le regarda dans les yeux) l'aide et la confiance de son informateur seraient indispensables.


C’était une expérience très particulière, pour la Lise extérieure à elle-même. En temps normal, elle aurait fui. N'importe quelle excuse aurait convenu, n'importe quelle excuse pour laisser ce spectateur dans l'expectative et en trouver un autre à fasciner ; pour fuir avant que la scène ne se désagrège sous elle.
Elle n'avait pas souvenir d'avoir jamais été prise au sérieux aussi longtemps. Jamais. Jusqu'ici, elle avait toujours pu muer avant que sa carapace d'identité n’éclate –se fondant dans le décor, douloureusement, lorsque tôt ou tard les regards blasés se détournaient d'elle.
Mais pour la première fois, un spectateur se refusait à l'abandonner, préférant suivre cet acte du drame jusqu’à son dénouement …
Fascinée, Lise continuait de jouer ; et la Gardienne, même ébréchée, perdant peu à peu son essence par ses failles, poursuivait sa route de devoir et de suspicion.


Le temps que la Gardienne se tourne vers l'homme en blanc, elle avait déjà repris son souffle, et une partie de son assurance passée.

"Je ne vois qu'une seule explication …"

La rigueur et le zèle prêtés à ses mystérieux collègues, le déni de ses propres contradictions, la nécessité impérieuse d’écarter l'analyste du lieu de son échec, tout cela fusionna en une illusion qui, en un éclair, s'imposa comme la vérité.

"C'est … le dernier rempart contre les ennemis du Directeur.
Si nous échouons à arrêter la vague … nôtre rôle est d'acheter au Directeur le temps de se mettre à l'abri.
Derrière ces ... boucliers …
"

Le gant de Lise caressa la paroi banale –qu'elle venait juste de frapper- avec une révérence quasi-religieuse.

"J'ignorais complètement la forme que ça prenait … je ne suis pas engagée depuis suffisamment de temps pour être dans le secret pour tous les aspects du …"
Tandis que Lise déclamait cette phrase dans un souffle frénétique, son visage était impénétrable à force d’être parcouru d’émotions contradictoires ; mais l'Agente revint à la normale avant même d'en avoir fini.

"Le Directeur est au courant. Nous pouvons partir."

_____________
Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Mer 22 Fév 2023 | 18:01  Répondre en citant

Et si c’était vrai ? Le Psychiatre se serait mieux orienté dans les Caves qu'au dernier étage de l'Asile, et il n'avait jamais pu dire si ce labyrinthe insoluble et changeant était le fait du Directeur, ou de l'Asile lui-même. Dans le second cas, ces métamorphoses se faisaient-elles à dessein ou ne sagissait-il que d'une manifestation capricieuse de l’édifice ? Servaient-elles ou desservaient-elles le Directeur ? Ce dernier avait-il lui-même la réponse à ces questions ? Se les posait-il seulement ?

— Vous avez certainement raison. Je suis moi-même assez peu au fait de la raison comme de la façon dont cet endroit se transforme. Mais ce dont je suis certain, c'est que ceux dont la présence n'est pas requise ou désirée n'ont aucune chance d'atteindre leur but.

Aucune, vraiment ? Le Directeur ne faisait-il que profiter d'un phénomène qu'il ne s'expliquait pas tout en laissant croire qu'il était de son fait pour mieux intimider l'adversité ? Ou bien laissait-il au contraire avec une feinte désinvolture penser qu'il fût possible qu'il ne le maîtrisât pas pour mieux piéger les intrus devenus trop confiants ? Il avait toujours aisément retrouvé le chemin vers la sortie. Était-ce le cas de tout le monde ? L'avait-on aidé ?

Il était loin d’être impossible que Lise eût parfaitement raison. Il aurait très bien pu y avoir un couloir ici auparavant. Sur quoi aurait-il mené de plus qu'un autre, il était trop tard pour le savoir. Ce qui était en revanche beaucoup plus certain, c'est que Lise s’était, l'espace d'un instant, fissurée. Deux signes l'avaient trahie : son brusque accès de rage, frustration à la fois d’être dépossédée de sa mission et de ne plus pouvoir prétendre être ce qu'elle prétendait être (quelle tragique allégorie qu'un mur nu ait été le miroir sans reflet qui l'avait confrontée à elle-même !) ; et l'absence de recherche de sa part d'un autre accès : elle n’était pas capable d'aller plus loin, devait faire demi-tour, ne pouvait plus poursuivre qu'au bluff. Et pourtant, elle avait, là encore, très certainement visé juste. Le Directeur avait toutes les chances d’être au courant, toutes les chances d'avoir déjà engagé des mesures. Ce n'est qu'en faisant ces hypothèses que le Psychiatre réalisa qu'elles reposaient sur une autre prémisse : que le Directeur n’était que spectateur des événements et ne faisait qu'y réagir. Une nouvelle ramification, gigantesque, s'ouvrit dans son esprit, dont il décida de remettre l'exploration à plus tard.

Dans une sublime économie, l'internée, patiente, collègue et acolyte du Psychiatre avait en un seul geste exprimé le problème et sa solution. Le coup de poing, le cri, l'emportement en somme : l'armure avait été fendue. Pour mieux être ressoudée, grâce à une rationalisation d'une efficacité radicale : tout ceci était normal, elle avait l'explication, et si elle ne la possédait pas, c’était encore normal : on n'avait pas voulu qu'elle l'eût. Son impuissance était la conséquence de son rôle, qu'elle avait au passage affiné encore, expliquant son ignorance par l'ajout d'une ligne improvisée dans sa biographie, se faisant exister pour mieux être. N’était-ce pas ce que faisait tout un chacun ? Se positionner a posteriori face aux vicissitudes que le destin met sur notre chemin et s'inventer ce faisant, constamment mais jamais définitivement ? Et lui-même, qui ne faisait que renvoyer ce qu'il pensait devoir renvoyer, montrer ce qu'il pensait devoir montrer, existait-il encore au delà de ces choix, au-delà de ce qu'il ne renvoyait pas, ne montrait pas, n’était pas ? Avait-il encore le choix, ou préférait-il appeler devoir une pure nécessité et hésitation une simple lenteur ? Ses dilemmes survenaient-ils vraiment avant ses décisions, ou bien n’était-ils que le déploiement rhétorique du sentiment qui accompagnait la verbalisation graduelle de ses prises de position ? Un soliloque factice, le temps que le fond remonte à la surface, une partie de ping-pong truquée avec sa conscience, qui ne prendrait pas fin lorsqu'une idée l'emporterait mais seulement lorsque celle à laquelle il avait déjà donné son adhésion aurait fini de germer.

Il avait, somme toute, perdu cette manche : Lise avait réussi à retomber sur ses pattes sans se blesser, mais il était rendu au point de départ. Gardienne elle était, Gardienne elle restait. À moins que. N’étaient-ils pas devenus alliés, l'espace d'un instant ? N'avait-il pas réussi à gagner un tant soit peu sa confiance ? Il avait donc un nouvel appui, une nouvelle carte à jouer. Rebroussant chemin sans se presser, il se tourna à demi vers sa compagne :

— Où devons-nous aller désormais ?

L'invitation était lancée. La partie était peut-être sur le point de reprendre de plus belle.

_____________
Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



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