Pendant une fraction de seconde, Sophie avait cru que Siraya elle-même était la source du hululement insoutenable, à lui vriller le cerveau. Il semblait provenir de l'intérieur de ses propres os, vibrant à l'unisson dans un hourvari apocalyptique. Elle ne tarda d'ailleurs pas à y adjoindre son propre hurlement, de surprise, de terreur mais surtout de douleur, mal aux oreilles, mal au crâne et mal au cœur, Sophie-la-mélasse, embourbée dans les souvenirs qu'a ravivés sans le savoir ni le vouloir — du moins, c'est ce qu'il serait raisonnable de supposer — ta nouvelle protégée, car ça y est, tu as décidé d'elle aussi la placer sous ton aile, bien que tu saches parfaitement comment tout ça va finir, Sophie-ben-oui, mais tu ne sais rien faire d'autre, Sophie, tu ne sais pas fonctionner autrement et ce n'est comme si Siraya ne t'avait pas déroulé le tapis rouge, pas comme si elle n'était pas venue traire ta folie à la source…
Pendant quelques instants, les pensées de Sophie se succèdent à une vitesse démente, sans blanc, flux continu au milieu duquel, peut-être, la sirène ne réussirait pas à se loger, un stratagème qui porta presque ses fruits puisque, bien que sidérée par sa puissance, Sophie mit quelques secondes à réaliser que le mugissement mécanique s'était émoussé jusqu'à s'évanouir, se perdre au loin parmi les détours obscurs de galeries dans lesquelles aucune lumière n'avait encore jamais pénétré.
Et par-dessus le sifflement qui persistait, quelque chose entre le si et le do, suraigu, presque inaudible et pourtant capable de couvrir les sons environnants comme si elle s'était plaqué un oreiller de chaque côté de la tête, par-dessus ce si ou ce do indéfinissable, une voix tonitruante réussit à se faire un chemin jusqu'à ses tympans, des sons, presque des mots, déformés par le si (ou le do), déformés par les échos s'entrechoquant dans leur abri étroit, déformés par un patois unique en son genre, déformés par le débit précipité du bonhomme (Veujojo). Sophie n'eut pas le temps de se demander d'où sortait cet énergumène, ni à qui il s'adressait (au conducteur, à qui d'autre ?) que déjà le train les épinglait de ses phares comme deux papillons contre la paroi de roche brune avant de faire marche arrière, disparaissant plus vite qu'on ne s'y serait attendu au détour d'un embranchement.
Sophie ne fit ni une ni deux, elle n'avait que trop baillé aux corneilles durant tout ce cinéma : elle revint à sa carte, qui lui permettrait, sinon d'éviter de se poser des questions, du moins d'y chercher des réponses dans un repère familier. Elle était en train de fouiller dans son sac lorsque Siraya l'apostropha, toujours dans la même langue râpeuse aux relents exotiques. Sophie, malgré ses efforts, ne comprit pas un mot de tout ces baragouinages, elle ne distingua que la volonté dans le ton de la jeune femme, que la flamme nouvelle qui s'était rallumée dans ses yeux. Mais "pas un mot" était un jugement sévère, Sophie réussit à reconnaître un mot dans tout ce charabia : Nineksou, ce même mot quelle avait entendu hurler, chuchoter, scander sur les berges de l'étang. Qu'est-ce que ça voulait dire ?
— C'est quoi, Nineksou ?
Naïvement, elle s'entêta à vouloir traduire sa phrase : Chichâ pôm, Nineksou ?
Elle sortit enfin sa carte de son sac et la montra à Siraya : Je dois faire une carte des caves, expliqua-t-elle dans un mouvement circulaire du bras (de tout ça, voulait-il dire). Tu veux m'aider ?
— Chichâ fraîhz'ân ?
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La mort est le plus profond souvenir.
Ernst Jünger