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L'Asile
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La trève

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Message Dim 24 Mai 2009 | 15:06  Répondre en citant

Avant même d'ouvrir les paupières, elle rajuste son masque. Réveillée par une poignante sensation d'oubli (à moins que…), elle préfère passer sa mémoire au peigne fin, dans une infructueuse quête de sens, que d'affronter de suite la réalité extérieure.
Le choc la tuerait !

Qui est-elle d'abord ? Un flux de sang par-dessous la peau, des froissements d'étoffes par-dessus, un dos courbaturé, quelque part.
Qui était-elle déjà ? Un nom revient de loin. Lise. Tout et rien, dans ces quatre lettres.
Qu'est-elle, plutôt ? Quelques fragments reviennent. Une gamine heureuse de fêter ses cinq ans ? Trop loin, trop fou, trop improbable. Une condamnée à mort suppliant pour qu'on l'épargne ? Impossible, elle vit encore. De cela, elle est sûre. Une garde du corps fragile à force de dureté ? Mais où serait-elle allée chercher ça !?

Elle réfléchit, hésite, mais finalement ne décide pas. Derrière ses yeux clos, elle est trop vague, imprécise pour savoir d'elle-même qui elle est, et le noir abyssal de ses paupières l'effraie, alors elle les écarte d'un geste brusque pour dévoiler enfin la vérité et là…
…une salle vide, un homme en blouse, elle-même, un coupe-papier…
…le monde se précipite à sa rencontre.

Et Lise redevient Lise.

Lise : élue d'un Directeur fantas(mati)que, dont la glorieuse mission était de protéger le sanctuaire dudit Directeur de toute intrusion non-autorisée — ce qui justifiait l'emploi de tout moyen concevable pour prévenir les menaces, dont le chantage à l'arme blanche sur le principal suspect. Malheureusement pour elle, Lise s'évanouit dans des circonstances mystérieuses avant même que son interrogatoire ne commence vraiment, la laissant à la merci de sa victime.
Lise est donc… en danger.

Mais pourtant, quelque chose ne tourne pas rond. Malgré le talent qui lui valut le regard du Directeur, elle n'a pu maîtriser l'étranger. Et lui n'en a pas… profité…
Pire, son visage dorénavant presque familier l'inspecte avec… bienveillance ?
Il a veillé sur elle.

A-t-elle vraiment voulu la mort de cet homme ? A-t-elle pu se tromper à ce point sur son compte ? Tout cela n'était-il qu'un rêve ?

Eh non. Le coupe-papier luisant à ses côtés, l'énigmatique infiltré en face d'elle, la porte dans son dos douloureux, le moindre élément du décor lui rappelle la pièce où elle se trouve, et le rôle qu'elle a à y jouer.

Tout cela est confus, mais il y a une explication simple.
Ne reste qu'à la trouver, qu'à l'incarner.
Être.

Alors comme ça Lise intéresse un homme, même inactive, passive ? Il existe une pupille dans laquelle elle se reflète…
Un public.

Le… captif… est resté ici sans coercition…? Un comportement aberrant, une folie qui ne s'explique pas, mais du moins c'est une excentricité inoffensive. Déstabilisée, sa garde pivote sur son axe mais garde l'équilibre. Elle s'imaginait avoir affaire à une menace, mais en fait il… s'il ne coopère pas c'est qu'il est simplement stupide, donc contenable ! Son attitude s'affiche sans calcul, peut-être…
…pourra-t-elle tirer quelque chose de lui…

Gérons les priorités dans l'ordre. Surprise dans une telle situation de faiblesse, il importe de reprendre le contrôle. Qu'avait-il bien pu lâcher comme info avant que…!?

« Quelque chose de grave s'est produit au premier étage récemment. Je suis venu m'assurer que la Direction en était consciente. »

Il est des souvenirs qui réveillent plus efficacement qu'une douche froide. Malgré son expérience en ce domaine, dont elle avait presque fait le tour, Lise venait de subir un choc plus rude que tout ce qu'elle avait déjà subi.
Du moins, dans cette vie.

Passons sur les insinuations concernant la Direction, passons l'ambiguïté du personnage, il y a plus urgent. Quelque chose de grave s'est produit au premier étage.
Quelque chose de grave qui concerne la Direction — tout, tôt ou tard, se rapporte à la Direction, mais ce qui s'est produit n'est pas banal, quelque chose de grave est arrivé, menace d'arriver à la Direction ! Car que pourrait-il y avoir de moins grave qu'une entorse directe aux directives de la Direction, nécessitant une intervention directe et péremptoire et expiatoire…?

Depuis combien de temps…?

Lise essaye de garder la tête froide. Peut-être est-ce de l'intox ? Un piège pour l'éloigner de son poste, manœuvre contournée bien digne d'un cerveau…
Non, impossible — son instinct de combattante lui dit que l'ennemi est bien ailleurs, pas en face d'elle, plus loin ou plus près…
Alors c'est vrai ?!
Mais pourquoi n'a-t-il pas réagi plus tôt ?!?

Elle se redresse avec toute la vivacité qu'elle put réunir après une éternité de néant et cinq minutes de combats contre elle-même. Être debout quand l'autre est assis, voilà le secret. Pour s'imposer, toujours en imposer.
Et vice-versa, ad libitum

Essayer de garder la maîtrise de soi, ne pas déballer sa panique tout de suite, lui laisser le temps de se rendre compte de ce qu'il a fait en laissant la situation pourrir. Faire montre d'une ironie glaciale, allons-y, soyons folle, soyons calme !!!

Et c'est avec plus de facilité qu'elle n'en eût espéré que Lise demanda finalement avec douceur :

Depuis quand… est-ce que vous me surveillez ?…

_____________
Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Mar 26 Mai 2009 | 1:13  Répondre en citant

Le Psychiatre aurait juré voir la lumière baisser, mais les ombres restaient immobiles, comme imprimées à même le sol. Immobile autant qu'elles, il étudia un instant le visage de Lise : aucun sourire ne l'animait, non plus qu'aucune grimace, il était vide, plus que mort. Ne fût-ce le souffle qui l'animait lentement, on eût dit un simple mannequin. Après quelques instants, il se leva et se dirigea à pas mesurés vers la baie vitrée, mains dans le dos. Aucun son ne parvenait du dehors, et à la hauteur d'où il se trouvait, il n'aurait pu dire si les quelques mouvements qu'il distinguait étaient ceux d'internés. Il tenta d'éprouver la vie du parc et se concentra un instant, mais ne réussit pas à identifier les sources d'activité qu'il décelait, ni à capter les sentiments qui les sous-tendaient. Ne ferait-il jamais qu'éprouver la surface des choses ? Malgré l'entrainement qu'il poursuivait depuis des années, des décennies, ses pouvoirs ne s'affinaient pas. Que faire d'une simple carte des flux énergétiques ? Et de quel droit se permettait-il de la dresser ?

Son action au sein de l'Asile était-elle pertinente ? Les libertés qu'il prenait en valaient-elles la peine ? Pouvait-il se permettre de ne se fier qu'à lui-même ? Et à qui d'autre, en ce cas ? Les pouvoirs dont il disposait et dont l'existence tendait à le déranger n'étaient-ils pas un biais en eux-mêmes ? Un symptôme de l'inexactitude de ses raisonnements, d'un travers de ses conceptions, d'un défaut dans l'une des mailles de sa grille de lecture du monde ?

Il se rassit dans le fauteuil, toujours tourné vers l'extérieur. Le ciel n'offrait aucun nuage, qu'un plafond de lumière uniforme, jetant des rayons nets sur chaque objet, comme un projecteur, pour en tirer une ombre nette, presque plus réelle que son original. Chacun se voyait attribuer un jumeau silencieux et indéfectible, un siamois hypocrite, reflet infidèle, projeté. Vers qui ?

Et l'internée, dans tout ça ? Que devait-il faire ou ne pas faire ? Pouvait-il s'arroger la possibilité de décider de ce qui était bon pour elle ? Il ne la connaissait qu'à peine, avait échafaudé des théories et des hypothèses à partir de ses attitudes, de ses comportements, de ses mots. Comment pouvait-il être certain d'avoir vu juste ? Les photographies au mur ne lui renvoyaient aucune image pertinente, aucun message, aucun signe. Son regard rencontra celui du Chat, goguenard même après avoir été statufié. Ou bien était-ce le Psychiatre qui attribuait, par habitude, cette expressivité à un objet terne et inanimé, image d'une image, projection à plat d'un volume lui-même projeté d'un ensemble animé, bondissant ? La marge était si grande entre la mélodie conçue par le compositeur, sa transcription et l'interprétation du musicien : il ne faisait que lire une phrase sans qu'on lui en ait donné le ton, contempler une image in-signifiante en la colorisant au hasard. N'était-on jamais qu'un fragment de nous-mêmes dans le regard des autres ? Et ce fragment, avait-il encore quelque chose à voir avec l'original ? Les mots pouvaient-ils suffire, entre deux êtres ?

Et ses patients, dans tout ça ? Leur avait-il jamais apporté quelque chose de bon ? Se seraient-ils mieux ou moins bien portés sans lui ? Y aurait-il au moins eu une différence ? Comment savoir ? Pouvait-il rester inactif devant le spectacle que Lise donnait à voir ? Etait-il généreux et sincère, ou ne faisait-il que contraindre les internés à son système contrôlant ? En en faisant ses patients, les repoussait-il lui-même dans la folie ? Etait-il capable d'agir par lui-même ou ne faisait-il que répéter les mêmes schémas, malgré lui, dominé lui-même par ses angoisses de pouvoir ?

Et l'Asile, dans tout ça ? La scission qui avait eu lieu était-elle une bonne ou une mauvaise chose ? Devaient-ils tenter de récupérer la chambre 101, ou bien chercher un nouvel équilibre ? Etait-ce le début d'une lutte, d'une guerre ouverte, d'une opposition franche entre deux camps désunis ? Quelle marge lui restait-il, s'il devait faire front contre les internés, pour leur bien ? L'événement serait-il sans suites, pourraient-ils contenir cette enclave somme toute modeste ?

Et la Direction, dans tout ça ? Il était venu s'entretenir avec le Directeur, et voilà qu'il rêvassait dans un bureau, simplement parce qu'une internée s'était endormie dos à la porte. Il déroula en sens inverse sa rencontre avec l'internée — un immense sentiment de solitude l'envahit. Personne n'aurait donc été capable au sein des Instances, ni même au sein de l'Asile, de concevoir le but de sa démarche ? Personne n'aurait donc pu sans rire du grotesque de la situation entendre le récit de Lise et du Psychiatre ? Et une fois libéré, que ferait-il ? Avait-il besoin de s'entretenir avec le Directeur, convaincu qu'il était d'être si éloigné de ses vues que ce dernier n'eût pu que ricaner de son attitude thérapeutique ? Qu'attendre d'un tel échange ?

Un froissement le tira de ses pensées, et lorsqu'il se retourna, Lise se tenait devant lui, les yeux encore embués par le sommeil. Combien de temps avait pu passer ? L'internée s'était manifestement posé la même question. Il fut tenté de lui répondre : « depuis toujours ». Ces yeux clairs auraient-ils alors eu un sursaut de panique, d'émotion, d'humanité enfin ? L'internée le toisait sans ciller, sans agressivité : elle n'en avait nul besoin, elle était déjà en position de supériorité. Le Psychiatre resta donc assis afin de lui laisser cet avantage. Se souvenait-elle de tout ? De rien ? Du début ? De la fin ? Etait-elle la même qu'auparavant ? Cesserait-elle de jouer à la gardienne ? Malgré son absence apparente d'inquiétude, le fait qu'elle évoquât la veillée dont elle avait été l'objet trahissait en lui-même une légère angoisse. Il fit mine de réfléchir un instant.

— Je l'ignore moi-même. Le temps est ici ce qu'on en fait… Comment vous sentez-vous ?

Interpréterait-elle sa réponse comme une absence de coopération, une tentative insidieuse de garder un avantage sur elle ? Dans cette logique, elle penserait probablement que sa sollicitude, évidemment hypocrite, était une tentative de réduire l'écart qu'elle avait mis entre eux. Il plissa un instant les yeux : les batteries de l'internée étaient pleines. La partie reprenait.

_____________
Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Lun 08 Juin 2009 | 15:14  Répondre en citant

Lise se frotta rapidement les yeux, juste le temps qu'il fallait pour se contenir. Encore une réponse… évasive. Répliqua rapidement, sans se laisser le temps de réfléchir — pas de temps à perdre avec des banalités, quelque chose de grave se passe, ailleurs ! Frapper rapidement pour ne pas subir le contrecoup, profiter de chaque occasion de coup d'éclat, accélérer le temps.

Pas de temps à perdre avec des digressions.

Comment voudriez-vous que je me sente en sachant que l'Asile est pris d'assaut ?!

Il n'y eut pas autant d'aigreur dans cette réponse qu'elle ne l'aurait voulu — en vérité, l'attitude de cet homme l'intriguait autant qu'elle l'agaçait. Comment pouvait-il donc être à la fois si présent et si flou ?
« Je l'ignore moi-même. »
« Le temps est ici ce qu'on en fait. »
Adresser la parole au personnage, tenter de lui soutirer le don d'une ouverture, c'était comme essayer de retenir de l'eau avec ses mains. Pas de menace ouverte, juste cette force, ou plutôt non, cette indifférence qui empêchait quiconque de le toucher.
Un homme aussi opaque que vaporeux, un nuage, une chimère. Y avait il vraiment une âme derrière ces yeux ?...

Vous dites que le temps est ce qu'on en fait, mais vous avez une manière bien cavalière de le gérer !

Que faire ? Alerter la Direction — non, la Direction est toujours au courant de tout ce qu'il y a à savoir ! Inutile de la déranger, inutile de perdre sa confiance —, lui tirer les vers du nez — obtenir des informations de ce sac de sable ?… — ou intervenir directement sur le terrain, là où il y a quelque chose à faire ?

Le choix n'en étant pas vraiment un, Lise en vint à bout sans délai.

Elle envisageait déjà des représailles — pour quelle offense ? Cela se saura bien assez tôt — dirigée contre une troupe — plus ils sont nombreux, mieux c'est — de fauteurs de troubles — inconnus, mais plus pour longtemps —, quelque chose de fort et d'impressionnant qui aurait dissuadé à jamais ces foutus internés de s'en prendre au Directeur.
Mais alors qu'elle étirait ses nombreuses articulations, pas encore prête à partir mais presque, elle savait déjà que son triomphe ne serait pas complet sans le regard de l'inconnu.

Un allié du Directeur, à ce qu'il disait… mais qui ne s'avançait jamais comme tel.
Il avait préféré veiller sur elle qu'exécuter son devoir d'informateur…

Le Directeur seul savait ce que ce type avait exactement en tête, mais Lise ne serait pas tranquille tant qu'elle n'en aurait pas la moindre idée.

Un personnage indéfini, complaisant, ambigu, fascinant qui avait sans le moindre doute son rôle à jouer quelque part ; mais la simple présence de son masque neutre angoissait Lise.

La main sur la poignée (après quelques essais), une ombre de sourire sur les lèvres, elle déclara :

Il faut que je constate les dégâts. Suivez-moi, vous m'expliquerez tout en cours de route.

Elle ne savait pas encore dans quoi elle avait mis les pieds, mais cela ne l'empêcherait pas d'agir le moment venu — en bien, en mal, peu importait. On verrait.

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Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Ven 12 Juin 2009 | 15:03  Répondre en citant

La partie reprenait donc à l'identique. Chaque pion, chaque stratégie esquissée, chaque figure, tout était là, l'échiquier portait encore les marques de leurs déplacements, chaque case avait conservé un peu de leur chaleur et les avait rappelés, comme aimantés, à leurs postes. Il ne connaissait toujours pas son nom. Elle feignait toujours de ne pas le considérer pour ce qu'il était, remettant par-là en cause plus que sa fonction ou son pouvoir, mais bien son identité. Il s'agissait de conserver son poste sans se défendre : son statut était légitime, sa place, attitrée.

L'internée se disait donc concernée par les événements du premier étage : et dans quelle mesure ? Avait-elle été prise de court dans une stratégie concernant la 101, en avait-elle élaboré une ou plusieurs autres pour d'autres pièces en observant de loin la conquête de la première afin d'affiner ses hypothèses ; s'agissait-il d'un acte manqué pour la Famille des Hystériques qui s'était faite doubler, ou bien n'avait-elle pas encore eu connaissance de la fracture — peut-être soupçonnait-elle seulement son existence ?

Peu importait.

Le Psychiatre ne voulait s'intéresser pour l'heure qu'à Lise, qu'à sa souffrance et qu'à son jeu : comment les désamorcer, comment l'en libérer ? Il s'agissait de juguler sa précipitation, sans donner l'air de la retenir, de la placer en sécurité sans donner l'air de l'écarter, de conserver intactes des conditions propices à la mise en place d'une relation thérapeutique solide sans pour autant compromettre la-dite relation en ne s'adaptant pas aux besoins de sa patiente, en s'obstinant dans la vision que lui jugeait favorable et propice.

— Qu'entendez-vous par cavalière ?

Puisque le temps était ce qu'on en faisait, nul besoin de s'alarmer, tant qu'on le gérait avec sagacité. Pouvait-il s'estimer juste et fin stratège ? Il pouvait s'estimer en accord avec les valeurs qu'il désirait porter. Comment désormais différer son empressement, la préserver de sombrer encore dans son rôle, pour de nouveau s'épuiser, disparaître, renaître des cendres de ses névroses et reprendre indéfiniment ce cycle ? Lui dire que c'était trop dangereux ? Elle ne ferait que se précipiter plus vite encore. Lui expliquer que rien ne pressait ? Elle croirait à une manœuvre de sa part pour retarder son intervention. Lui avouer qu'il ne savait que peu de choses du phénomène ? Elle conclurait à la duperie. Il n'avait pas le choix : il n'avait pour lui que la vérité, au poids suffisant pour résister à aux charges de l'internée, aux accents assez tranchants pour se tailler un chemin assez loin en elle. Il resta donc assis, les mains sagement croisées sur son giron : il ne s'agissait pas tant de marquer son insubordination que de tenter de lui transmettre le calme nécessaire à une étude plus approfondie des éléments dont ils disposaient. Du moins, dont elle disposerait bientôt. Serait-elle capable de le comprendre et de se laisser délester de son impatience ? Le Psychiatre en doutait : cela aurait voulu dire pour elle se laisser dépouiller de son costume, délivrer de sa carapace, destituer d'elle-même. Elle verrait dans son immobilisme une forme de résistance passive peut-être, un défi à son autorité, une lutte de pouvoir : lui seul savait où elle devait se rendre, et ce à quoi elle devrait s'attendre. Comment ne pas voir dans sa conduite une manière d'exploiter l'avantage dont il disposait, comme s'il avait réalisé lui être indispensable ? Saurait-elle se rappeler qu'il avait eu tout le loisir de s'évader ? Saurait-elle le voir comme un allié, supporter la protection qu'il tentait de lui offrir sans en ressentir d'humiliation ?

— Nous avons tout notre temps, ne vous en faites pas. Les dés sont déjà jetés. Et c'est tant mieux, car je suis loin d'être aussi rapide que vous ! Profitons donc d'être au calme pour vous dire enfin ce que je sais — c'est somme toute dans ce but que vous avez accepté de m'amener ici.

Il savait ces arguments trop légers, trop sincères pour convaincre Lise, trop lisses pour qu'elle en supporte la nudité et ne tente de les habiller d'intentions inavouées et de stratagèmes scabreux. Quel délicieux paradoxe, quel exquis marivaudage, que de jouer à être des amis lorsque la situation les plaçait en adversaires, tandis que leurs statuts respectifs auraient dû faire d'eux deux des alliés ! Une internée qui avait voulu se faire plus grosse qu'une Instance, voilà ce qu'elle état, et le Psychiatre ne pensait qu'à la prévenir de l'éclatement. Il s'agissait donc de tenter de lui rappeler qui elle était vraiment. Passer aux aveux ne ferait que lui accorder le crédit dont il savait manquer auprès de la gardienne :

— Il ne s'agit pas à proprement parler d'un assaut, mais bien plutôt d'une insurrection, d'un soulèvement de la part de vos congénères.

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Mer 22 Juil 2009 | 16:23  Répondre en citant

…Un…?… Mon Dieu.

Les yeux de Lise se dilatèrent de surprise, et sa bouche retomba. Comment osaient-ils ?!...

Les idées se bousculaient dans sa tête ; pour les ordonner, l'agente de sécurité ne trouva pas mieux à faire que de renoncer à quitter la salle, et à la place l'arpenter à pas nerveux, détaillant distraitement les images insipides parsemant les parois, en quête d'inspiration. Il était pourtant fort peu probable que des athlètes de pierre figés en pleine lutte aient quelque lien, même ténu, avec ses propres pensées.

Une rébellion de ses congénères ? Mais pourquoi diable les serviteurs du Directeur désireraient-ils s'en prendre à lui ? De quoi espéraient-ils se libérer ?
Le règne du Directeur n'avait rien de despotique, tout au contraire. Administrateur bienveillant et distant, il laissait aux internés, malgré leur faiblesse, en raison même de leur faiblesse, un havre de paix.
Bien sûr, nulle administration ne peut durer sans frictions et sans dilemmes. Il y a toujours des cas où il faut faire des exemples, sacrifier l'intérêt de quelques uns à celui de la majorité. Mais les règles de Créon, pour absurdes qu'elles paraissent aux yeux du profane, n'avaient rien d'arbitraires. Elles étaient nécessaires.
Car elles donnaient un cadre auquel se raccrocher. Des règles pour maintenir la cohérence de l'Asile entier.
Sans lui, les internés seraient seuls, condamnés à l'anarchie, et à chercher par eux même un chemin à travers leur esprit morcelé.

Le Directeur n'était pas qu'un potentat, c'en était l'incarnation même, le modèle premier et originel.
Le critiquer, c'était s'en prendre au concept même de l'État.
Et des agents de sécurité comme elle venaient de déclencher l'insurrection.

Ils devaient être fous. Ou se réclamer de la défense des internés "opprimés", ce qui revenait au même.

Peut-être… ses yeux revinrent se fixer sur l'Étranger, entraînant le reste de sa tête à leur suite… peut-être avait-il menti ? C'était trop… énorme, incohérent…
Ç'avait le parfum de la vérité.
Lise ne comprenait toujours pas l'Étranger, mais elle avait l'impression qu'aussi vague puisse-t-il être, il n'était pas du genre à mentir. Et pourquoi l'aurait-il fait ? La gardienne ne savait pas pourquoi, mais elle était prête à faire confiance à l'inconnu.

Elle voulait faire confiance à l'inconnu.
Les échos des batailles qu'il lui renvoyait étaient bien trop obsédants pour être faux.

Pour percer à jour les secrets de ce type et atteindre un tel niveau d'attrait, Lise était bien prête à lui céder la vedette pour cette fois. Jusqu'à ce que la balle revienne dans son camp.

Seule, elle ne pouvait sans doute pas faire grand-chose, finalement. Elle avait besoin des informations de l'Étranger si elle voulait mener à bien une contre-mesure conséquente, et lui semblait s'intéresser à elle pour diverses raisons. Ils avaient tout intérêt à s'entraider.

Ils suivaient tous les deux le Directeur, n'est-ce pas ?

Lise acheva sa promenade au sein du bureau en s'asseyant sur un coin du meuble susnommé, à demi tournée vers son complice. Il allait y avoir besoin de temps…
Et elle passa la main à l'Étranger :

Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils ont pris le contrôle de pièces ? De Familles ? Ils… sont combien ?...

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Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Lun 10 Aoû 2009 | 2:20  Répondre en citant

Le Psychiatre n'eut pas le temps de se réjouir de la docilité de l'internée et de sa souplesse qu'il mettait déjà toute son énergie à réprimer un haussement de sourcils médusé : comment était-elle au courant ? Comment avait-elle pu tomber si juste ? Que savait-elle déjà ? Faisait-elle partie d'un groupuscule d'insurgés ? Peut-être l'avait-elle emmené ici dans l'unique but de l'éloigner du prochain champ de bataille ? Sa fragilité était-elle un appât destiné à le retenir sur place ? Qui aurait pu le connaître assez pour parier si gros sur son sens du devoir ? Après tout, l'internée savait très bien à qui elle s'adressait. Les Hystériques auraient parfaitement été capables de miser sur un coup de théâtre pareil : le stratagème aurait eu de quoi en imposer à leurs concurrents s'il avait réussi. Dompter une Instance ! Prendre une chambre à son nez et à sa barbe !

La réponse à donner à un tel traquenard n'était-elle pas justement de se rendre sur les lieux du conflit ? Mais pouvait-il faire confiance à ses sensations nouvelles ?

Et si l'internée ne lui avait offert le spectacle d'une totale maîtrise d'elle-même que pour le pousser à lui dévoiler, de sa propre initiative, la prochaine chambre en lice ? Sa Famille était-elle derrière elle ou n'agissait-elle que pour le propre compte de sa névrose ?

Allons.

Ce qu'il avait vu, ressenti et compris de l'internée n'était pas feint. Autruche sublimée, le Psychiatre choisit, comme toujours, de s'en remettre à son devoir — du moins, de faire passer celui qu'il se posait envers ses patients avant celui qu'il avait envers l'Asile — et de ne penser qu'à la santé de l'internée. On verrait bien où cela le mènerait.

Se posait désormais la délicate question de la réponse : que pouvait-il lui dire, que devait-il lui cacher ? Comment lui fournir assez d'informations pour conserver sa confiance, sans pour autant lui donner des armes qu'elle serait tentée d'éprouver trop vite ? Comment lui masquer les points délicats de l'affaire sans pour autant lui donner l'impression de la mener en bateau ? Comment éviter qu'elle ne réalise, lorsqu'elle viendrait à en prendre connaissance, qu'il lui avait dissimulé des éléments ? Comment faire en sorte qu'elle n'interprète pas son comportement comme une manipulation à grande échelle, qui n'attendait que la voir baisser sa garde pour enfin déployer ses ramifications ? Comment, en somme, se montrer digne de la confiance qu'elle lui accordait et rester au rang de partenaire auquel elle l'avait fraîchement promu ?

Et, bien qu'il s'intimât de ne pas verser dans ce champ d'interrogations : comment ne pas fournir aux Familles un avantage supplémentaire ? A la réflexion, les Familles en savaient peut-être plus que lui sur le phénomène. Et l'internée, si elle n'apprenait pas les informations de sa bouche, en aurait vent bien assez tôt.

Il s'agissait de ne pas donner l'impression de regimber, en particulier si la folle hypothèse selon laquelle elle cherchait à lui soutirer des informations (Et était-elle si folle, cette hypothèse ? N'avait-elle pas tenté sa chance à l'aide d'un coupe-papier quelque temps auparavant ? N'était-elle pas simplement en train de tester la manière douce ?) en l'amadouant s'avérait exacte.

Pourquoi s'étonnait-il autant de la coopération de l'internée ? N'avait-il pas confiance en ses capacités ? Jugeait-il ses progrès trop rapides ? N'était-ce pas ce qu'il avait souhaité ? N'aurait-il pas dû s'en réjouir ? Non, ce qui lui faisait trouver ce changement d'attitude trop beau pour être vrai n'était pas son manque de confiance envers les capacités de l'internée, mais bien son manque de confiance en ses capacités à lui, qui se gardait de se croire assez talentueux pour obtenir des résultats si rapides. Et pourtant, qui lui parlait de résultats, d'acquis ou de progrès ? Qui lui disait que la partie était gagnée ? L'internée n'était pas revenue à la raison, elle connaissait une accalmie qui lui permettait de se laisser moins submerger par ses sentiments. Etait-ce si inconcevable ? Le Psychiatre n'avait-il donc tenté de se persuader que l'internée se jouait de lui que pour se punir d'avoir cru en une victoire facile ? Ou bien parce qu'il lui reprochait, plus souterrainement encore, de n'être pas à la hauteur de ses aspirations, conscient qu'il était — souterrainement toujours — de l'amélioration toute relative que connaissait son état ?

Comme toujours, seule la vérité le tirerait d'affaire. Ne pas réfléchir. Il sortit de son silence et prononça lentement :

— Je sais peu de choses, somme toute. Il y a eu une faille. Pourquoi maintenant, pourquoi de cette manière, je ne me l'explique pas. La chambre 101 se trouve désormais sous le contrôle d'une Famille. Le phénomène n'est pas une erreur — ou bien, c'est une erreur qui se reproduit car la chambre 108 semble plier elle aussi sous les assauts de vos congénères. Le Bibliothécaire est sur place pour tenter d'en savoir plus, nous pouvons nous en remettre à lui. Je suis arrivé trop tard pour la 101.

Il reprit sa respiration. Etait-ce tout ce qu'il savait ? Oui, c'était tout ce dont il était sûr. C'étaient les faits.

— Je ne sais ni ce qui motive ces actions, ni quelles en sont les véritables conséquences. Je ne sais pas non plus dans quelle mesure nous pouvons avoir de prise dessus, ni influer sur leur cours ou leurs répercussions. Ni si ces phénomènes sont réversibles. Ni la manière de les prévenir.

Semblait-il seulement s'en inquiéter ?

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Lun 26 Oct 2009 | 18:56  Répondre en citant

Pendant un long instant, Lise fut impressionnée par la calme diction de l'Étranger. Ce devait vraiment être un trait de sa personnalité : un flegme insondable et brumeux. Mystérieux. Un masque à sa manière plus terne que celui de Lise, qui au moins variait les couleurs. Une partie d'elle-même aurait aimé savoir ce qu'il y avait derrière. Peut-être une autre Lise. Peut-être un miroir appréciateur. Peut-être rien, rien qu'un crochet dont elle pourrait décrocher à loisir son prochain costume. Qu'aurait-elle préféré ?

Mais il était trop tard, et avant que Lise ait pu réagir à la forme des mots, la gardienne d'étage réagissait triomphalement à leur contenu. Elle l'avait, son occasion de briller, d'œuvrer pour le bien du Directeur, de l'Asile et du sien propre, et elle était si simple ; une exhortation énergique balaya rapidement toute forme de pensée.

Et vous croyez que ça va s'arranger si vous baissez les bras ?! Allez, un peu d'énergie que diable !

Elle donna une bourrade à l'Étranger.

Vous n'allez pas vous laisser intimider par une bande de cinglés ! Ils ne sont plus de notre côté maintenant, et je ne crois pas que la fréquentation de… fous les ait arrangés.

L'agente du Directeur avait eu un rictus de mépris envers les internés. Ils étaient tout ce qu'elle abhorrait, en quelque sorte.
Désespérément eux-mêmes.
Mais elle avait hésité un instant. Parce que quelque part… il n'y avait rien de commun entre eux.

Vous vous en faites pour rien, on les reprendra sans problèmes ces salles. Il suffit juste… d'improviser ! Ça ne devrait pas être bien compliqué de l'emporter sur une bande de malades désorganisés.

Elle hésita un instant, mesurant les risques. Puis Lise posa une main chaleureuse sur l'épaule de l'homme et ajouta :

Vous verrez, tout va bien se passer. Ensemble, on ne peut que réussir.

Savait-elle, dans quelque recoin inaccessible de son cerveau, que le contact physique augmentait le taux de réussite des manipulations de toutes sortes ?...

_____________
Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Mar 19 Jan 2010 | 2:10  Répondre en citant

— Vous avez raison.

Ce disant, le Psychiatre s'était levé, galvanisé par le discours de l'internée autant que par l'emphase dont elle l'avait enrobé. Sans s'en rendre compte, il avait confié à Lise non seulement ce qu'il savait et ignorait, mais ce qu'il craignait surtout. Cette recherche de contact physique de sa part faisait-elle encore partie d'une manœuvre de séduction ou bien cherchait-elle à se raccrocher à quelque chose de solide, à donner une consistance à ses assertions aventureuses ?

— Mais…

Il baissa la tête. Qu'avait-elle dit ? De notre côté ? Même si le Psychiatre savait parfaitement ce que Lise voulait dire (d'un côté, les fous, de l'autre, les garde-fous, c'était aussi élémentaire qu'un et un font deux, sauf qu'en l'occurrence, un et un faisaient un et un, il n'y avait ni addition ni fusion, ni tout supérieur à la somme des parties mais plutôt deux blocs incompatibles, inemboitables), et cette vision lui donnait le frisson. Bien sûr, il ne s'imaginait pas faire partie des aliénés, il s'en savait distinct, et par sa constitution et par sa fonction (ce qui, peut-être, revenait au même, mais il n'était ni l'heure ni le lieu d'en débattre) ; mais s'il s'en savait distinct, il s'imaginait malgré tout les retrouver dans ce grand tout qu'était l'Asile, avoir des choses en commun, former, avec cet autre un que dessinait la foule des internés, un deux, une somme. La division de l'Asile, qu'il avait pu constater de ses propres yeux, n'était donc pas qu'un caprice administratif, une folie architecturale, le bourgeon d'un changement, c'était plutôt la manifestation d'un changement déjà abouti, la première bruine d'un raz-de-marée soulevé par une secousse bien antérieure. Et les autres signes de cette secousse, il les constatait à travers l'Hystérique : pour elle, la scission était nette et d'une rectitude parfaite.

S'était-il illusionné à ce point pour n'avoir pas constaté avant cet état de fait chez ses patients ? La scission était-elle si ancrée qu'il lui avait été, justement, impossible de même la pressentir ? Ou bien n'était-ce qu'un cas isolé ? Comment encore oser fermer les yeux sur cet état de fait et parler de cas isolé alors qu'une pièce venait de changer de camp ? C'était bien qu'il existait des camps ! Impossible de se voiler la face : l'Hystérique n'était qu'un des symptômes du séisme qui agitait l'Asile.

Que lui restait-il alors ? Que devenait-il, sinon un missionnaire en charge non plus de protéger les aliénés d'eux-mêmes mais bien l'Asile de leurs assauts ? N'était-il là que pour les empêcher d'être nuisibles, les démembrer à coups de thérapie, les pacifier à tout prix ? Etait-ce parce qu'il avait trop peu pris au sérieux ce volet de sa fonction que tout ceci se produisait ? Ou bien au contraire devait-il tenir coûte que coûte sa position et tenter de réunifier ce qui avait été dissolu ? Cas isolé, rôle, fonction, état des lieux, marche à suivre, un seul dans tout l'Asile avait les réponses. Ou leurs éléments. Ou peut-être ne les avait-il pas, mais si quelqu'un était susceptible de les avoir, c'était lui. Lui possédait l'ensemble des rapports des Instances, lui avait accès aux résultats des études que menait la Pharmacienne, lui avait à la fois la force de l'histoire et de la statistique, le recul temporel et spatial.

Comment malgré cela retenir l'internée dans son élan, comment l'empêcher de l'entraîner avec lui dans la gueule du loup, gueule qu'il avait visitée sans en tirer rien d'utile et contre laquelle elle serait ou bien moins armée que lui, ou bien davantage ?

Comment enfin canaliser l'énergie que celle-ci lui avait communiqué, trouver un exutoire à la colère que lui occasionnaient son impuissance et son ignorance ? Lui aussi voulait agir, lui aussi voulait des réponses, lui aussi n'en pouvait plus de douter, d'attendre, de voir les choses s'effondrer sous ses yeux sans savoir s'il était trop tard ou non, sans savoir s'il était encore temps pour quelques-uns ou s'il n'avait plus qu'à sauver sa propre peau, lui aussi avait besoin de provocation, comme un expérimentateur provoque les événements dont il tire des réponses.

Ou bien n'était-ce que parce qu'il avait trop peur des consonances désagréables des-dites réponses qu'il n'en avait encore regardé aucune en face ? Les possédait-il déjà ?

Une synthèse machiavélique se dessina en un éclair, plus qu'une conséquence logique, une écrasante évidence, une synthèse qui permettrait de piéger à la fois le chasseur, la chasseresse et la proie, tout en lui laissant un peu plus de temps pour réfléchir. Une idée simple et qui pourrait, soit leur faire gagner énormément de temps, soit mettre la fausse gardienne au pied du mur et déclencher quelque chose en elle — quoi ? il le saurait bien assez tôt.

Et si elle ne mordait pas à l'hameçon ? Si son piège laissait échapper à la fois l'Hystérique et le Directeur ? Il n'aurait d'autre choix que de l'épauler alors qu'elle se jetterait dans l'action. Quelle action, au demeurant ? Savait-il lui-même ce qui les attendait là-bas ? La 108 ne contenait peut-être qu'un autre verger abandonné ? Pour malsain qu'il était cet endroit ne présentait au demeurant aucun danger. Peut-être même pourrait-il l'y mener s'il ne réussissait à la contenir dans les bureaux, plutôt que de foncer vers l'inconnu. Mais si elle était déjà au courant de la prise de la chambre précédente ? C'en serait fini de leur collaboration. Le temps lui manquait cruellement pour prendre une décision. Si l'internée ne répondait pas comme il le souhaitait, il devrait faire un choix rapide et décisif.

Le Psychiatre détestait voir ces deux termes accolés l'un à l'autre : "rapide" et "décisif". Le Psychiatre détestait improviser. Le Psychiatre aimait jouer, mais il aimait avoir toutes les cartes en main avant que d'en abattre sur le tapis. Jouer, c'était prendre des risques mesurés. Pas de filet dans l'improvisation.

Toutes ces pensées s'étaient enchaînées dans son entendement avec un fulgurance que seule trahissait la pause entre les deux premiers mots de sa phrase :

— Mais… nous devrions aller auparavant en avertir le Directeur, afin qu'il sache et ce qui se passe, et de ce que nous nous en chargeons.

Il se ravisa. L'Hystérique avait probablement une vision toute autre de sa stratégie : ou bien elle voudrait rendre la pièce au Directeur sans l'en avertir et ajouter à son prestige l'efficacité et l'initiative, ou bien, si son rôle de gardienne la dévorait déjà trop en profondeur, elle considérerait qu'il n'était nul besoin d'avertir le Directeur de telles trivialités ni de tenter d'en tirer quelconque gloriole, maintenir l'ordre étant sa (leur !) fonction première. Alors, le Psychiatre se permit le luxe de jouer encore et posa une main sur le bras de Lise, s'en faisant l'allié, le complice :

— Nous ne sommes pas obligés de lui dévoiler une stratégie que nous n'avons pas, ajouta-t-il en riant, mais s'il nous arrive quelque malheur, il pourra préparer un deuxième assaut plus conséquent. Peut-être par ailleurs nous fournira-t-il de précieuses indications ? Pourriez-vous nous conduire à ses quartiers ?

Ce lexique militaire lui laissait un goût amer, comme la peau d'un fruit trop mûr.

[Vraiment désolé pour le délai, c'est une partie très ardue ! Tu mets la barre très haut et mon personnage à rude épreuve, et avec les partiels, dur de trouver le temps de me concentrer sur la question jusqu'à en tirer quelque chose de satisfaisant !]
_____________
Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Dim 31 Jan 2010 | 17:08  Répondre en citant

[Tt tt, pas d'excuses ! Si on commence à s'excuser de nos retards respectifs, on le fera tous les deux à chaque post : mis à part que je suis en classe préparatoire, je suis exactement dans le même cas …^^"]
Lise se redressa, échappant — en apparence — au contact du Psychiatre.

Vous avez raison, l'affaire est trop importante pour risquer l'échec. Suivez-moi.

Gagné. Elle avait gagné. Gagné un rôle, gagné un futur immédiat. La gardienne n'avait qu'à suivre ce destin tout tracé pour montrer aux internés qui elle était, se payant du même coup le luxe de briller aux yeux du Directeur ! Elle avait gagné un présent, gagné l'attention d'un allié. Lise n'avait plus qu'à suivre son chemin pour lui montrer qui elle était, et tâcher de trouver qui il était.
Elle suivrait cette voie. Elle débusquerait le Directeur, sa fiction, jusque dans son antre.

Elle quitta le bureau trop petit, regarda à gauche et à droite. De quel côté était-il déjà, son véritable bureau ? Pas si près de l'escalier, bien sûr. Ç'aurait été beaucoup trop exposé. La gardienne attendit brièvement l'homme en blanc, et regarda vers l'enfilade de salles qui s'offrait à elle. Il y en avait une, une seule, qui la mènerait à la gloire.
Mais quelque chose n'allait pas…
Quoi donc ? L'agente de sécurité savait pertinemment quelle était la localisation réelle de son employeur. Il en allait de son emploi.
Oui, mais… Lise l'ignorait.

…Il y avait quelque chose qui ne collait pas. Une faille dans le scénario. Un détail, vraiment, juste un infime détail… Quelque chose qui mettait à bas sa crédibilité, réduisait à néant les échafaudages de bois pourri qu'elle avait mis en place pour soutenir son décor. Lise paniqua. La gardienne, qui savait, elle, garda son calme. Ce n'était pas un vrai problème, l'incohérence n'était que dans l'esprit de Lise, pas dans celui de la gardienne. Le personnage était parfait, seul l'actrice flanchait…

…à moins que ce ne soit l'inverse ? La bonne actrice, le mauvais personnage ? Il fallait changer. Franchement, qui irait croire à la gardienne ? Trop rude, bien trop dure pour l'actrice. Certains acteurs étaient spécialisés dans un rôle précis ; elle voyait à présent qu'elle s'était trompée, il fallait trouver autre chose, et vite…


Elle s'engagea dans le couloir, entreprit de s'enfoncer dans le dédale, essayant de masquer son appréhension.

…Quelle appréhension ? La gardienne n'avait pas à craindre qui que ce soit. Cet étage était son royaume, et la perdition de tous ceux qui en voudraient à l'ordre du Directeur. Toute autre réalité serait une illusion à bannir, juste une distraction pour le travail.
Actrice, efface-toi derrière ton personnage…

…Mais c'était impossible ! Elle pouvait gagner du temps, faire semblant de continuer à croire, mais tôt ou tard elle ne pourrait plus simuler, il faudrait montrer un Directeur dont elle n'avait jamais envisagé l'existence, et le personnage mourrait ! Il n'était pas vrai. Il devait disparaître…

…Parce que l'actrice était vraie, peut-être ? Qu'y avait-il de vrai dans ses actes ? Qu'y avait-il de spontané ? Tout avait été simulé, laissé à la gardienne, c'était elle qui avait un passé ! Sinon, quelle autre explication voyait-elle à sa présence ici ? Sinon un énième conte sans aucune substance ?…


Lise cherchait… Lise cherchait désespérément une raison pour ne pas connaître le Directeur. Mais ses efforts étaient perturbés par une inlassable voix dans sa tête, une voix qu'elle ne percevait pas tout à fait consciemment :

…Tu n'as pas le choix. Tu l'as rencontré en tant que gardienne, alors assume, le spectacle doit continuer. Tu ne peux pas trouver mieux. Tu décevras ton public si tu changes de peau, alors continue… Trouve quelque chose qui fonctionne, mais ne quitte pas la gardienne ! Tu n'es rien sans elle !…

Lise était la gardienne, et Lise n'était pas la gardienne, mais elle marchait.
Un pas en tant qu'agente de sécurité.
Un pas en tant que rôle futur, indéterminé.
Elle essayait de gagner du temps pour savoir dans quel personnage se fondre, mais ses pensées n'appartenaient à aucun d'entre eux.
Ni vivante, ni morte, Lise n'était rien.

Faute de mieux, elle marchait mécaniquement.

C'est par là…, dit le néant avec un tremblement dans la voix.

Les couloirs bifurquaient à moins d'une vingtaine de mètres.

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Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Mar 27 Juil 2010 | 1:47  Répondre en citant

Elle avait mordu ! Le Psychiatre exultait. Dans les deux cas il était gagnant : ou bien l'internée courait vers la confrontation avec l'inanité de son rôle, ou bien elle le menait sans effort vers le but initial de sa recherche. Dans les deux cas, de l'inattendu, dans les deux cas, la possibilité de réponses, d'éléments nouveaux, à tout le moins, de nouvelles questions, et peu importait au Psychiatre qu'elles s'accumulassent pourvu qu'une problématique se dressât, qu'un parcours antérograde se dessinât.

Le Psychiatre emboîta joyeusement le pas de sa guide, galvanisé par le scellement de leur alliance et par les perspectives inconnues qui s'ouvraient à lui. Et l'internée, trop occupée à conserver son rang, filait tout droit dans le couloir, sans même regarder aucun des embranchements qui s'offrait à elles, sans se soucier de vérifier s'il la suivait. A quoi pouvait-elle donc penser ?

La voix de Lise lui parvint, méconnaissable. Plate, presque enrouée, vibrante, si ténue qu'on avait l'impression qu'elle menaçait de s'éteindre, comme une bougie expirante. La gardienne se mourait en Lise. Ou bien l'inverse ?

Ce n'est qu'alors qu'il s'aperçut du risque qu'il avait pris. Oui, que vivait à l'heure actuelle l'internée, face à quelles tortures l'avait-il conduit, comment faisait-elle pour ne pas céder à la panique, mise face à la vacuité de son rôle d'emprunt, forcée de rendre un costume trop grand pour elle, humiliée par sa propre audace ? L'angoisse de se retrouver amputée de sa fonction, mise à nu en plein couloir. Ce n'était pas qu'une déconvenue enfantine, une simple remise à zéro des compteurs, la fin d'un jeu de rôle. C'était une destitution, la fin d'une Lise. Et lui de s'en lécher les babines ! Quelle cruauté ! Il l'avait sciemment menée là, en parfait marionnettiste, et profitait maintenant sans pudeur du spectacle. A quoi pensait-il ? Lise lui avait-elle demandé quoi que ce soit ?

Certes non. Mais Lise s'était jetée tête la première dans ce couloir, s'était perdue dans son rôle, et il fallait la ramener. Le jeu était devenu dangereux pour elle, preuve en était la situation. Plutôt que de se reprocher de l'avoir jetée là, il aurait peut-être mieux valu se reprocher d'avoir trop joué auparavant. Ou bien n'aurait-il pas mieux valu oublier tout calcul et prolonger le jeu indéfiniment ? Certainement. Mais quelle place pour la thérapie ? Le Psychiatre avait beau n'être pas partisan des méthodes brutales, Lise avait eu bien des occasions de bifurquer avant de se jeter dans cette impasse-là. Elle était donc prête à recevoir le choc, aussi violent soit-il. Et le Psychiatre veillerait à lui conserver l'opportunité de le dépasser.

Que faire à présent ? Il ne savait pas plus qu'elle où le Directeur pouvait bien se cacher, ce maître du roque. Le couloir s'abouchait en T, il allait falloir sortir Lise de sa stupeur, faire un choix.

Que pouvait-il lui dire ? Je vous fais confiance ? Il ne ferait que l'aliéner davantage, la convaincre qu'elle était capable de trouver le bureau du Directeur, donc qu'elle était gardienne. Lui indiquer le chemin ? Il ne le connaissait pas lui-même, ne ferait que retarder l'inévitable de quelques mètres. Non, le Psychiatre se garderait d'interférer dans la mise à mort de la gardienne. Si celle-ci devait avoir lieu, c'était à Lise de l'entreprendre. Si la gardienne devait sortir vainqueur, il ne pourrait que tenter de la contenir. Et d'attendre une prochaine occasion de fendre l'armure. Il suivit donc Lise avec détermination, aussi distant que tendu, comme s'il avait à parer une gymnaste avant une acrobatie périlleuse.

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



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