Un chemin vaut l'autre
De l'autre côté du miroir
L'Asile
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Si c'est un homme

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Message Sam 13 Jan 2007 | 16:41  Répondre en citant

Combien d'années avait-il données à l'Asile ? Il n'aurait su le dire. Combien de patients avait-il pris en charge, combien d'heures à élaborer des stratégies thérapeutiques, combien de nuits d'insomnie, combien de semaines à se préoccuper du bien-être de chacun ? Combien d'efforts et de peines, de marins et de capitaines ? Combien de sacrifices avait-il faits, combien avait-il œuvré pour le compte du Directeur ?

Le temps n'avait pas cours ici. Pas de vacances, pas de retraite.

Depuis toujours, le Directeur avait tenu l'Asile d'une main de fer, virevoltant au gré de ses intuitions entre des politiques parfois radicalement opposées. Eppur si muove. Pire, l'Asile tournait même à plein régime. Le Psychiatre n'arrivait pas à s'expliquer l'effroyable lucidité du Directeur. Si ses choix étaient si pertinents, comment pouvaient-ils contenir autant de contradictions ?

La confiance du Psychiatre s'effritait chaque jour un peu plus devant les rebonds incessants de son supérieur. Quelque chose clochait. Quelque chose n'était pas logique. Mais la logique n'était pas la priorité du Directeur. Cet homme était d'ailleurs presque l'allégorie de l'illogique : il était impossible de prévoir son humeur ou ses décisions. Ses rares apparitions le montraient chaque fois sous un visage différent, il pouvait se montrer aussi cruel que magnanime, sans qu'on puisse jamais comprendre pourquoi… Mais les résultats parlaient d'eux-mêmes. Ne semait-il le trouble que dans le but de mieux asseoir son autorité ?

Perplexe, il acheva de monter les marches du dernier étage. Il ne s'aventurait que rarement jusqu'à ce niveau, dont l'accès était par ailleurs restreint : seul un escalier étroit y menait, dans lequel ses pas résonnaient crûment sur les entrelacs de fer forgé. Et qu'allait-il lui dire après tout ? Il n'avait aucun reproche précis à lui faire, aucun argument particulier… Austère, le palier s'ouvrait sur un éventail vertigineux de couloirs ponctués d'une légion de portes muettes, épouvantablement identiques. Désorienté, il en choisit un au hasard.

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Dim 14 Sep 2008 | 14:28  Répondre en citant

Monsieur.

Une voix monocorde naquit dans le dos du Psychiatre, le dépassa avec une apathie révoltante, et mourut sans avoir eu le temps d'aller plus loin. Comme une enveloppe vierge, elle était plate, blanche, sans timbre et vide.
À l'image de sa propriétaire.

Lise se tenait derrière le Psychiatre, dont le seul fil d'Ariane était celui de ses pensées, mais ne ressemblait que fort peu au légendaire minotaure en toge que les rumeurs faisaient rôder à cet étage — ou ailleurs…
Son rôle était plutôt celui d'une statue décorative : ce monument d'albâtre réhaussé de peintures ésotériques se tenait si immobile, sérieux dans l'uniforme de sa fonction, qu'il avait dû être sculpté sur place aux premiers temps de l'Asile, fabriqué artificiellement en même temps que les portes, les couloirs et les internés. Difficile de croire que cette définition de l'inamovible n'était pas présente sur le seuil de l'étage avant que l'homme de science ne l'entende ; qu'elle n'avait atteint ce sommet — son unique désir il y avait peu — que quelques minutes avant lui. Difficile de croire qu'elle avait risqué sa vie et réalisé une odyssée digne du chant des bardes, mettant en danger sa réputation encore bancale, sur le simple credo : "les Grands habitent en Haut".
Mais elle se tenait là, inébranlable comme ses convictions éphémères, présence livide jurant violemment avec la pourpre des murs capitonnés comme un flocon de neige sur du sang chaud. Les implications étaient tout simplement trop fortes, voilà tout.

L'instant de surprise révolu, elle eut la présence d'esprit de rajouter une touche d'irritation contenue, pour faire bonne mesure devant cette entité équivoque.

Les internés ne sont pas autorisés à pénétrer à ce niveau. Veuillez retourner sur vos pas sur-le-champ, s'il vous plait ! Pas de geste brusque.

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Si je suis
Ce que j'ai fait
De ce que les autres ont fait
De ce que je suis
Alors
Je ne suis pas
Lise Errandi
Hystérique


Message Lun 15 Sep 2008 | 9:37  Répondre en citant

Perdu dans des pensées plus tortueuses encore que les couloirs qu'il arpentait, le Psychiatre n'avait pas senti s'approcher l'internée dont l'interjection le fit piler. Un instant avant d'identifier une voix de femme, le ton monocorde lui avait évoqué celui de son supérieur. Un instant encore, et il savait qu'il avait affaire à une Hystérique. Mais, encore un instant supplémentaire, et il aurait pu le deviner sans ses dons, n'est-ce pas !

Il acheva de se retourner et rit légèrement à la boutade de l'internée, légèrement mais sincèrement — il était si rare qu'on se permette de le railler ! Ses airs austères n'y invitaient certes pas, mais s'y prêtaient pourtant si bien.

Cette voix encore inconnue décupla sa curiosité. Un caractère trempé, sous des atours modestes, c'était là un sujet d'étude pour le moins passionnant. Il s'autorisa à son tour un peu de fantaisie et leva les mains en l'air en riant encore :

— Très bien, très bien, ne me faites pas de mal, je m'en vais !

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Seul qui se perd entier est donné à lui-même
Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Mer 24 Sep 2008 | 17:08  Répondre en citant

Ne me faites pas de mal… Cette petite phrase anodine s'immisça dans le cœur de Lise, pour y éveiller une multitude d'échos transparents, dont un seul, selon les règles, resterait vrai. Et l'arbitre était mort, resté de l'autre côté des brumes…

Indécise, Lise dévisagea un instant le Psychiatre… et le doute l'envahit. Qui au sein de l'Asile connaissait le chemin vers les hauteurs, par hasard ou par habitude ? Et cette allure si caractéristique, n'en avait-elle pas déjà ouï une description, au détour d'un duo avec l'un de ses semblables ?
Les faits étaient là : les internés, cherchant leur Graal en d'autres salles, rarement atteignaient la demeure du Roi pêcheur. Lise même devait principalement son exploit à une attirance malsaine qu'elle ne s'expliquait plus. L'homme qui lui faisait face n'était donc probablement pas un interné. Donc…

Ne voyant pas d'intérêts aux conséquences logiques de cette hypothèse, elle n'en tint pas compte, et passa simplement à l'action.

Spectacle étonnant mais en aucun cas inhabituel, la statue s'anima. En réponse au rire léger du Psychiatre, Lise s'avança rapidement — rapidement ? Elle aurait pu aller bien plus vite… — vers lui, « Restez immobile », s'écoula vers ce dos de plus en plus familier, et entreprit de fouiller maladroitement la menace.
Qui, désarmée, n'en était, étonnamment, pas une. Ce n'était là qu'un visiteur, inoffensif, innocent.

Alors seulement le sourire de l'homme se refléta sur le visage de Lise — si tant est que cela ait eu, physiquement parlant, un sens alors que la vigile autoproclamée, profitant de la coopération de l'intrus, se trouvait là encore derrière lui. Cette fois, tous deux étaient tournés vers le palier impersonnel de l'étage.

Navrée de me montrer si abrupte, mais c'est la procédure. Le Directeur s'est montré très strict à ce sujet.

Bonne idée, ça, bien vrai. Sans laisser au Psychiatre le temps de réagir, elle enchaîna avec un sérieux renouvelé.

Vous partez devant, et vous ne revenez pas, à moins que vous n'ayez envie de vous mettre en danger, vous et vos complices…

On aurait cherché en vain dans son attitude la moindre trace de bluff : ses paroles n'étaient jamais que de l'anticipation, c'était la réalité qui enchaînait parfois avec difficulté.

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Lise Errandi
Hystérique


Message Mer 24 Sep 2008 | 21:56  Répondre en citant

De là où elle était, Lise aurait pu entendre les rouages de l'esprit du Psychiatre siffler. A pleine vapeur, celui-ci échafaudait des théories, bâtissait des stratégies, élaborait plans, hypothèses, questions, réponses ou solutions. Il ne pouvait toujours pas identifier la jeune fille, ne pouvait pas voir son visage, ne pouvait se baser que sur sa voix, ses intonations, sa respiration précipitée.

En somme, il était dans son élément.

Il avait senti son hésitation. Depuis le début, l'internée avait su à qui elle s'adressait, il fallait donc voir une intention à sa mise en scène. Consciente ou non, là n'était pas encore la question. Quelle était-elle, cela en revanche était bien plus porteur d'énigmes savoureuses. Que cherchait-elle en prenant ce rôle ? Qu'y trouvait-elle pour s'y laisser emporter avec autant de passion ? Ou s'inventait-elle une hallucination ? Que cherchait-elle ici, qu'espérait-elle y trouver, qui espérait-elle y rencontrer ? Se laissait-elle porter par le hasard des couloirs, ou s'en donnait-elle l'illusion comme lui-même ? Et son hésitation, que trahissait-elle ? La peur d'une réprimande ? S'était-elle trouvée dépassée par sa propre audace ? Avait-elle modifié ses plans, ou s'était-elle retrouvée démunie devant sa réponse ?

Autant de questions qui laissèrent place à autant de nouvelles après sa réplique au sujet du Directeur. La folie des grandeurs, alors… Dans quelle mesure croyait-elle à ce qu'elle disait ? Pensait-elle vraiment avoir reçu ses instructions du Directeur-même ? Quels complices lui imaginait-elle ? Et quels desseins ? L'avait-il enfermée dans son rôle en lui obéissant, et l'avait-il empêchée de se sortir de ce rapport, dans lequel elle se trouvait maintenant engoncée ? Il devrait guetter des éventuels signes de détresse.

Mais passons aux choses sérieuses. Hystérique, avons-nous dit. Transfert, voudrions-nous entendre. Le Directeur, nous vient-il. Le Père aimé et craint. Quid du Psychiatre dans ce rapport ? Il était l'intrus donc, celui qui devait être éliminé pour dégager la voie de l'Œdipe. Lise aurait eu un frère ? A vérifier. L'explication n'était pas toujours si simple. Un rival à écarter, peut-être même une sœur, pour le- ou laquelle elle éprouvait certainement des sentiments contradictoires là encore — preuve en était la fouille qu'elle lui avait fait subir, dont l'évidente inutilité trahissait l'ambiguïté.

Et, désormais, quelle attitude adopter ? Le Psychiatre n'était pas en séance, l'internée ne l'avait pas sollicité. Par-dessus tout, il avait envie de rire encore. Aussi garda-t-il les mains sagement levées et avança-t-il docilement. Déjà remarquable par son audace, l'internée lui réservait peut-être d'autres surprises. Le Psychiatre affectionnait particulièrement ces situations qui ne laissent qu'une fois dénouées le loisir de désigner qui avait été le chat, et qui la souris.

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Stefan Zweig
Le Psychiatre



Message Ven 03 Oct 2008 | 16:24  Répondre en citant

Selon l'adage populaire, mieux vaut ne pas contrarier les fous ; en pratique, l'exercice est suffisamment périlleux pour justifier le maintien d'un corps de métier entièrement dévoué à cet usage.
Prenez l'exemple du dossier n°33LISERRΞ62, dit "Lise", par exemple, si vous voulez ; prenons pour hypothèse qu'il vous suggère de quitter les lieux de la façon la plus pressante qui soit.
L'innocent profane pourrait croire qu'obéir est la plus sûre des garanties de sûreté ; mais pas du tout ! 33LISERRΞ62 se nourrit de dialectique, et préfèrerait de loin que vous restiez à ses côtés ; d'ailleurs la solitude ronge son esprit aussi sûrement qu'un acide ronge la chair. Il n'attend de votre part qu'une réponse, et le refus de la lui donner peut conduire à des réactions désespérées d'une violence surprenante.
En revanche, braver le désir de solitude de 08JACSELΠ21 pourrait se faire à vos risques et périls.

Choisissez avec soin vos médecins traitants : ils sont plus habilités que vous à différencier un inoffensif rouage d'une scie circulaire.

***

La gardienne des bureaux de la Direction eut un mauvais pressentiment. Une sensation persistante de malaise qui lui glaçait la mœlle des os. L'intrus, quel qu'il fût, ne constituait pourtant pas une menace, et acceptait sagement de…
Mais qui pouvait dire ce qui était inoffensif dans l'Asile, lieu vaste et froid peuplé de fous instables ? Il aurait fallu recruter le Psychiatre pour savoir ce qui traversait l'esprit d'un envahisseur, savoir quels pouvoirs insanes il pouvait déployer dans le but malicieux de s'en prendre au…
…Directeur.
Soudain Lise comprit. Le Directeur.
Son prisonnier de guerre n'avait absolument pas réagi à la mention de son auguste employeur. Il n'était pas surpris. Le Directeur avait-il l'habitude de recourir aux services d'externes ? Qui d'AUTRE avait-il élu ? L'intrus, peut-être, c'était pour ça qu'il connaissait les lieux, c'est parce que lui aussi…?!?!
Non, peu probable. L'explication la plus simple était qu'il avait eu le recours d'espions… par lesquels il savait ce qu'il n'aurait jamais dû savoir. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Eh bien…
Il était plus simple d'user de ruse, de feindre l'omniscience. Le bluff serait peut-être suffisamment impressionnant pour qu'il se soumette. Et sinon, il faudrait passer à d'autres méthodes plus radicales.

Lise, tâchant de ne pas brusquer le fou dangereux qui la précédait, prit un ton dégagé pour demander :

Vous saviez que l'endroit serait gardé. Pourquoi avez-vous essayé ?

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Ce que j'ai fait
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Lise Errandi
Hystérique


Message Ven 03 Oct 2008 | 19:02  Répondre en citant

Lise manqua un large sourire de la part de son prisonnier. Partez, mais restez, ne faites pas un geste, mais ne me quittez pas, en somme, obéissez-moi. L'internée avait décidé de maintenir un contact, elle cherchait un appui à son autorité improvisée, la validation d'une figure de pouvoir qui, se soumettant, lui confirmerait son importance, sa valeur. Etait-il très sain de l'entretenir dans ces illusions ? Cela le resterait tant qu'elle garderait conscience qu'il ne s'agissait que d'un jeu. Car du simple marivaudage, l'internée s'apprêtait déjà à glisser vers l'accointance en bonne et due forme. Après le jeu de rôles viendrait le jeu de séduction. Elle avait d'ailleurs pris quelqu'avance sur ce terrain. Il devait mesurer ses positions.

L'internée n'était pas prête à lui lâcher la bride, et il devait rester vigilant quant à l'ambivalence de sa démarche. D'une part, la jouissance de la domination sur le sexe opposé et le triomphe de sa victoire trop facile sans doute, qu'elle essayait de savourer un peu plus longtemps. D'un autre, la curiosité de ne rencontrer aucune résistance, la volonté de provoquer un conflit, d'obtenir une véritable victoire. A vaincre sans péril… L'internée voulait des sensations. Du mouvement, des effets de manche, bref, quelque chose à se mettre sous la dent ; pas la surface lisse que le Psychiatre s'efforçait d'être, capable de ne lui renvoyer que sa propre image. Elle voulait de l'action, du grabuge, du bruit, de la fureur peut-être, de la passion enfin. Et, à défaut, elle voulait probablement comprendre comment il était concevable de ne produire qu'aussi peu de remous chez un tiers.

Oui, l'Hystérique avait raison. Il était temps de passer la seconde. Une subtile inversion des rôles :

— N'auriez-vous pas tenté votre chance, à ma place ?

Aurait-on pu dire que le Psychiatre prenait son pied ? Peut-être bien. Certainement, même.

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Le Psychiatre



Message Sam 18 Oct 2008 | 16:31  Répondre en citant

L'ancienne Lise aurait admis sans le comprendre le bien-fondé de la réplique, mais ce qu'elle était devenue ne pouvait se contenter d'une telle parade. Elle ne pouvait pas l'accepter. Il semblait n'y avoir pas assez d'air pour deux êtres dans ce couloir.
Qu'il soit éclaireur, tueur ou simple diversion, il s'introduisait de son propre chef sur un territoire qu'il savait pertinemment être sien, conféré de droit quasi-divin par les puissances administratives de l'Asile. Il se laissait faire sans résistance, et lui renvoyait ses questions.
Bref, il se foutait de sa gueule, lui démontrant par son assurance écrasante qu'elle — en qui le Directeur avait confiance ! — ne représentait pas un réel obstacle sur son chemin, quel qu'il puisse être. Il donnait l'impression dérangeante d'en savoir plus long qu'elle sur elle-même, mais ce n'était pas cette provocation manifeste qui distillait l'adrénaline dans le sang du clown blanc — mais bien plutôt la perspective qu'il avait peut-être raison.
Les penchants paranoïaques de Lise s'en donnaient à cœur joie.

Jusqu'à quel point pouvait-il anticiper ses réactions, qu'il observait peut-être depuis des semaines ?…

L'appréhension baillonnait la colère. Une violente poussée fut appliquée dans le dos du Psychiatre, et il lui fut sifflé à l'oreille.

Si j'étais vous, je repartirais… avancez. Ces locaux ne veulent pas de vous et de vos semblables, et si vous compreniez vraiment les volontés du Directeur vous n'auriez pas osé braver ses interdits.

Pour la première fois depuis sa rencontre avec l'individu, Lise porta son regard ailleurs que sur lui. Qui sait ce qu'il pouvait y avoir dans les parages…
Son regard s'arrêta un instant sur une plaque où la mention "DIRECTION" avait supplanté tous reflets, puis sur une poignée étonnamment fine et élégante, puis revint vers l'opposition.

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Lise Errandi
Hystérique


Message Dim 19 Oct 2008 | 0:18  Répondre en citant

Touchée !

Le Psychiatre n'avait pas espéré une réponse aussi prompte, aussi entière, aussi rôlistique, de la part de l'internée. Chat ? Souris ? La partie se poursuivait de plus belle ; et la sentinelle improvisée de s'enfoncer avec la facilité que confère l'ivresse dans son personnage ; l'ivresse du pouvoir, bien évidemment, une récréation qu'on ne pouvait que rarement s'offrir dans l'Asile. Une récréation que lui aussi n'avait que peu l'occasion de savourer, et dont il boirait jusqu'à la lie.

Répondre à l'Hystérique, défier son autorité dans un tel instant d'exaltation, en somme, prolonger le scénario et l'alimenter en rebondissements, était fort tentant : jusqu'où serait-elle capable d'aller, elle si imprégnée de sa fonction qu'elle avait réussi à se convaincre de sa proximité avec les hautes instances au point de se permettre une provocation, une ruade, un audacieux passage à l'acte ? Nouveau contact physique, mais intégré au jeu, mots sifflés, mais soufflés, murmure aussi agressif que sensuel, l'Hystérique était électrique, chargée à bloc, et n'attendait qu'un signal de sa part pour ouvrir la boîte de Pandore.

Il convenait donc d'éviter à tout prix de le lui donner. Désamorcer le jeu en réaffirmant sa supériorité ? Les méthodes du Psychiatre faisaient peu de cas de ces espèces de procédés humiliants et asservissants. Pour briser l'illusion, il eût été plus simple et moins dangereux à la fois de décaler la situation, de lui rappeler par une phrase amicale qui elle était, et qui il était lui-même. Ou, pourquoi pas, l'interroger sur son éventuelle fratrie, mais il risquait gros : s'il tombait juste, elle pourrait se sentir menacée ; s'il se trompait, elle interpréterait sa tentative de diversion comme un nouvel affront et aurait tôt fait de le remettre à la place qu'elle tenait à lui voir occuper, et à coups de cravache.

Ce que voulait l'internée, c'était savoir qui elle était, et pour ce faire, elle avait besoin de savoir à qui elle avait affaire. Pour être ce qu'elle imaginerait qu'on attendait qu'elle soit. Ce jeu de miroirs se trouvait opacifié par l'attitude du Psychiatre qui, lui coupant l'herbe sous le pied, cherchait à se montrer tel qu'il imaginait qu'elle désirait qu'il soit, en d'autres termes, mettre à nu ses désirs pour mieux la révéler à elle-même. Il fallait l'admettre, le procédé n'était pas des plus tendres, du moins, il aurait souhaité l'accompagner dans cette découverte, la soutenir devant l'effroi qu'elle devait ressentir. Mais la situation et l'entêtement de l'Hystérique l'en défendaient. Soit, elle baisserait ses défenses en temps voulu, il ne les briserait pas lui-même. Même si c'était au nom d'un coup de théâtre, l'internée se montrait digne d'estime, aventureuse, prétentieuse également mais courageuse surtout. Le Psychiatre commençait à l'apprécier franchement.

L'écart qu'il s'était permis avait placé le fragile équilibre de leur numéro en péril : l'internée exigeait une reconnaissance. Son passage à l'acte, soupape d'une angoisse dont il avait été l'origine en la menaçant de n'être que son égale, était le témoin de sa fragilité. Elle se voulait gardienne, il la ferait gardienne, jusqu'à-ce qu'elle abandonne peut-être cette casaque pour affirmer qu'elle était autre chose. Il opta pour l'attitude la plus prudente, la moins dangereuse, la plus sûre pour sa patiente, en bref, l'attitude la plus professionnelle. Tout en jouant son rôle, puisque le quitter était désormais trop risqué, il ne mettrait pas pas plus d'eau dans le moulin de sa folie, fût-elle passagère.

En d'autres termes : il obtempéra, et continua silencieusement, à pas mesurés, dans la direction que la cerbère lui avait imposée. Il était presque certain qu'elle lui ferait danser la gavotte qu'elle avait orchestrée une fois déjà : trouver quelque chose pour le retenir. Qu'inventerait-elle ? Prendrait-elle du recul sur son attitude ? Prise de court et sans prétexte lui venant à l'esprit, lui porterait-elle une nouvelle estocade ? Et la fois suivante, si le jeu venait à se répéter, lui renverrait-il encore la balle ? Ou mettrait-il un jeton supplémentaire sur le tapis ?

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Message Sam 08 Nov 2008 | 17:42  Répondre en citant

L'agente de sécurité laissa partir l'inconnu avec un profond sentiment de soulagement, qu'elle masquait de son mieux d'une haine impassible.
Dans un même mouvement, elle se débarrassait de ses responsabilités et du malaise inextinguible qui l'étreignait ; plus de sous-entendus sarcastiques mettant en doute sa supériorité ! Plus question de se laisser dominer par un avorton ! Et en même temps plus de risques qu'il soit à la hauteur d'une menace… Qu'il tombe sous les coups d'un énième détraqué des chambres d'en dessous ou qu'il soit lui-même un tueur, du moins ce ne serait plus le problème de l'agente… et donc plus celui du Directeur, par voie de fait. Oui, mieux valait arrêter la partie maintenant… L'aliénée ne savait pas à quel jeu elle jouait, ou du moins n'en connaissait pas les règles, mais elle préférait quitter le jeu plutôt que de risquer de perdre. Dans l'espace figé qui la séparait d'autrui, elle serait à jamais proche des puissants, une autoritariste… quelqu'un.

Alors pourquoi persistait-il en elle, comme un acouphène, une angoisse, la sensation déchirante, croissante jusqu'à la rupture, qu'elle commettait une monstrueuse erreur ? L'acouphène devenait un hurlement, lui criant que… ce n'était pas ça qu'elle voulait. Quoi qu'il se fût passé, Lise avait failli à sa tâche. Mais où…?

Le Psychiatre posa le pied sur une marche de fer en forme de grillage, et c'est alors que Lise eut un sursaut. En un éclair de lumière blanche, suivi d'un faible tonnerre de claquement de porte, la gardienne réapparut près de l'homme, un coupe-papier métallique à la main.
Entièrement concentrée sur sa mission, elle ne se rendait pas compte qu'une fois l'adrénaline retombée, et elle avec, son temps de récupération pour cet exploit se compterait peut-être en jours.
Cette fois, plus de jeu de dupes : derrière sa voix transparaissait clairement ses intentions, ainsi qu'autre chose.

Pour qui travaillez-vous ?

Et toujours ce hurlement dans sa tête. Mais l'agente de sécurité faisait face, quitte à en perdre la raison elle irait jusqu'au bout de ses actes, pour faire taire ce satané sentiment de désespoir et d'impuissance.

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